DEUXIEME POINT
Pour entendre solidement jusqu'où va la résignation de la bienheureuse Marie, il importe que vous remarquiez attentivement qu'on peut surmonter les afflictions en trois manières très
considérables, et que vous devez peser attentivement. On surmonte premièrement les afflictions, lorsqu'on dissipe toute sa tristesse et qu'on en perd tout le sentiment : la douleur est tout
apaisée, et l'on est parfaitement consolé. On les surmonte secondement, lorsque l'âme, encore agitée et troublée du mal qu'elle sent, ne laisse pas de le supporter avec patience : elle se résout,
mais elle est troublée. On les surmonte en troisième lieu, lorsqu'on ressent toute la douleur, et qu'on n'en ressent aucun trouble : c'est ce qu'il faut mettre dans un plus grand jour.
Au premier de ces trois états, toute la douleur est passée, et l'on jouit d'un parfait repos. Je suis rempli de consolation, je nage dans la joie, dit saint Paul ; au milieu des afflictions, une
joie divine et surabondante semble m'en avoir ôté tout le sentiment. Au second, l'on combat la douleur avec patience ; mais dans un combat si opiniâtre, quoique l'âme soit victorieuse, elle ne
peut pas être sans agitation. Au contraire, dit Tertullien, elle s'agite elle-même par le grand effort qu'elle fait pour ne se pas agiter, et quoique la faiblesse ne l'abatte pas, elle s'agite
par sa grande résistance, et sa fermeté même l'ébranle par sa propre contention. Mais il y a encore un troisième état, où l'on n'arrive point sans un grand miracle ; où Dieu donne une telle force
contre la douleur, qu'on en souffre la violence sans que la tranquillité soit troublée. Si bien que dans le premier de ces trois états il y a tranquillité, qui bannit toute la douleur ; dans le
second, douleur qui empêche la tranquillité ; mais le troisième les unit tous deux, et joint une extrême douleur avec une tranquillité souveraine.
Mais tout ceci peut-être est confus, et il faut le proposer si distinctement, que tout le monde puisse le comprendre. Cette comparaison vous l'éclaircira, et je l'ai prise dans les Écritures.
C'est avec beaucoup de raison qu'elles comparent ordinairement la douleur à une mer agitée. En effet, la douleur a ses eaux amères, qu'elle fait entrer jusqu'au fond de l'âme ; elle a ses vagues
impétueuses, qu'elle pousse avec violence ; elle s'élève par ondes, ainsi que la mer ; et lorsqu'on la croit apaisée, elle s'irrite souvent avec une nouvelle furie. Comme donc elle ressemble à la
mer, je remarque aussi, Chrétiens, que Dieu réprime la douleur par les trois manières dont je vois dans l'histoire sainte que Jésus-Christ a dompté les eaux.
Tantôt il commande aux eaux et aux vents, il leur ordonne de s'apaiser ; et de là s'ensuit, dit l'évangéliste, une grande tranquillité. Ainsi, répandant son esprit sur une âme agitée par
l'affliction, il calme, quand il lui plaît, tous les flots ; et, apaisant toutes les tempêtes, il ramène la sérénité. Nous n'avons eu aucune relâche selon la chair, dit saint Paul : vous voyez
les flots qui l'agitent ; mais Dieu, qui console les humbles et les affligés, nous a consolés : voilà Dieu, qui, calmant les flots, leur rend la tranquillité qu'ils n'avaient pas. Tantôt il
laisse murmurer les eaux, il permet que les vagues s'élèvent avec une furieuse impétuosité : le vaisseau, poussé avec violence, est menacé d'un prochain naufrage. Pierre qui est porté sur les
eaux appréhende d'être enseveli dans leurs abîmes, cependant Jésus-Christ conduit le vaisseau et donne la main à Pierre tremblant de frayeur, pour le soutenir. Ainsi, dans les douleurs violentes,
l'âme paraît tellement troublée, qu'il semble qu'elle va être bientôt engloutie : La pesanteur des maux dont nous nous sommes trouvés accablés a été excessive, et au-dessus de nos forces.
Néanmoins Jésus-Christ la soutient si bien, que les vents ni les tempêtes ne l'emportent pas ; c'est la seconde manière. Enfin la dernière façon dont Jésus-Christ a dompté la mer, la plus noble,
la plus glorieuse, c'est qu'il lâche la bride aux tempêtes, il permet aux vents d'agiter les ondes, et de pousser leurs flots jusque au ciel, cependant il n'est pas ému de cet orage ; au
contraire il marche dessus avec une merveilleuse assurance, et, foulant aux pieds les flots irrités, il semble qu'il se glorifie de braver cet élément indomptable, même dans sa grande furie.
Ainsi il lâche la bride à sa douleur, il la laisse agir dans toute sa force : afin que nous ne mettions point notre confiance en nous-mêmes, mais en Dieu qui ressuscite les morts.
Cependant la constance, toujours assurée au milieu de ce bruit et de ce tumulte, marche d'un pas égal et tranquille sur ces flots vraiment émus : qui la touchent sans l'ébranler et sont
contraints, contre leur nature, de lui servir de soutien : et c'est la troisième manière dont Jésus-Christ surmonte les afflictions.
Représentez-vous, Chrétiens, que vous avez vu une image de ce qui se passe en la sainte Vierge, quand elle regarde Jésus-Christ mourant. Il est vrai que la tristesse élève avec une effroyable
impétuosité ses flots, qui semblent tantôt menacer le ciel en attaquant la constance de cette vierge-mère par tout ce que la douleur a de plus terrible : elle creuse tantôt les abîmes,
lorsqu'elle ne découvre à ses yeux que les horreurs de la mort ; mais ne croyez pas qu'elle en soit troublée. Marie ne veut point voir cesser ses douleurs, parce qu'elles la rendent semblable à
son Fils : elle ne donne point de bornes à son affliction, parce qu'elle ne peut contraindre son amour : elle ne veut point être consolée, parce que son Fils ne trouve point de consolateur ; elle
ne vous demande pas, ô Père éternel, que vous modériez sa tristesse ; elle n'a garde de demander ce secours dans le moment qu'elle voit votre colère si fort déclarée contre votre Fils, qu'elle le
contraint de se plaindre que vous-même le délaissez. Non, elle ne prétend pas d'être mieux traitée : il faut qu'elle dise, avec Jésus-Christ, que tous vos flots ont passé sur elle ; elle n'en
veut pas perdre une goutte, et elle serait fâchée de ne pas sentir tous les maux de son Bien-Aimé. Donc, mes frères, que ses douleurs s'élèvent, s'il se peut, jusqu'à l'infini ; il est juste de
les laisser croître : le Saint-Esprit ne permettra pas ni que son temple soit ébranlé : il en a posé les fondements sur le haut des saintes montagnes : Fundamenta ejus in montibus sanctis, les
flots n'arriveront pas jusque-là ; ni que cette fontaine si pure, qu'il a conservée avec tant de soin des ordures de la convoitise, devienne trouble et mêlée par le torrent des afflictions. Cette
haute partie de l'âme, en laquelle il a mis son siège, gardera toujours sa sérénité, malgré les tempêtes qui grondent au-dessous.
Que si vous en voulez savoir la raison, permettez que je vous découvre en peu de paroles un mystère que vous pourrez méditer à loisir durant ces saints jours. Le docte et éloquent saint Jean
Chrysostôme, considérant le Fils de Dieu prêt à rendre l'âme, ne se lasse point d'admirer comme il se possède dans son agonie : et méditant profondément cette vérité, il fait cette belle
observation. La veille de sa mort, dit ce saint évêque, il sue, il tremble, il frémit, tant l'image de son supplice lui paraît terrible ; et dans le fort des douleurs il paraît changé tout à
coup, et les tourments ne lui sont plus rien. Il s'entretient avec ce bienheureux larron d'un sens rassis, et sans s'émouvoir ; il considère et reconnaît distinctement ceux des siens qui sont
auprès de sa croix, il leur parle et il les console ; après il lit dans les prophètes qu'on lui prépare encore un breuvage amer, il élève la voix pour le demander, il le goûte sans s'émouvoir ;
et enfin, ayant remarqué que tout ce qu'il avait à faire était accompli, il rend son âme à son Père ; et le fait avec une action si libre, si paisible, si préméditée, qu'il est bien aisé à juger
que personne ne la lui ravit, mais qu'il la donne lui-même de son plein gré : Nemo tollit eam a me, sed ego pono eam a me ipso.
Qu'est-ce à dire ceci, Chrétiens ? Comment est-ce que l'appréhension du mal l'afflige si fort, puisqu'il semble que le mal même ne le touche pas ? Je sais bien qu'on pourrait répondre que
l'économie de notre salut est un ouvrage de force et d'infirmité. Ainsi il voulait montrer, par sa crainte, qu'il était comme nous sensible aux douleurs, et faire voir, par sa constance, qu'il
savait bien modérer tous ses mouvements, et les faire céder comme il lui plaisait à la volonté de son Père. Cette raison sans doute est solide ; mais si nous savons pénétrer au fond du mystère,
nous verrons quelque chose de plus relevé dans cette conduite de notre Sauveur. Je dis donc que la cause la plus apparente de ce que le Calvaire le voit si paisible, lui que le mont des Olives a
vu si troublé, c'est qu'à la croix et sur le Calvaire il est dans l'action même de son sacrifice, et aucune action ne doit être faite avec un esprit plus tranquille. Toi qui, assistant au saint
sacrifice, laisse inconsidérément errer ton esprit, suivant que le pousse deçà et delà la curiosité ou la passion, arrête le cours de ces mouvements. Ah ! tu n'as pas encore assez entendu ce que
c'est que le sacrifice.
Le sacrifice est une action par laquelle tu rends à Dieu tes hommages : or qui ne sait, par expérience, que toutes les actions de respect demandent une contenance remise et posée ? c'est le
caractère du respect. Dieu donc, qui pénètre jusqu'au fond des cœurs, croit qu'on manque de respect pour sa majesté, si l'âme ne se compose elle-même, en réglant tous ses mouvements. Par
conséquent il n'est donc rien de plus véritable que le pontife doit sacrifier d'un esprit tranquille ; et cette huile, dont on le sacre, dans le Lévitique, ce symbole sacré de la paix qu'on
répand abondamment sur sa tête, l'avertit qu'il doit avoir la paix dans l'esprit, en éloignant toutes les pensées qui en détournent l'application, et qu'il la doit aussi avoir dans le cœur, en
calmant tous les mouvements qui en troublent la sérénité. O Jésus, mon divin pontife, c'est sans doute pour cette raison que vous vous montrez si tranquille dans votre agonie. Il est vrai qu'il
paraît troublé au mont des Olives ; mais c'est un trouble volontaire, dit saint Augustin, qu'il lui plaisait d'exciter lui-même. Pour quelle raison, Chrétiens ? c'est qu'il se considérait comme
la victime ; il voulait agir comme victime ; il prenait, si l'on peut parler de la sorte, l'action et la posture d'une victime, et il la laissait traîner à l'autel avec frayeur et tremblement.
Mais aussitôt qu'il est à l'autel, et qu'il commence à faire la fonction de prêtre ; aussitôt qu'il a eu élevé ses mains innocentes pour présenter la victime au ciel irrité, il ne veut plus
sentir aucun trouble, il ne fait plus paraître de crainte ; parce qu'elle semble marquer quelque répugnance : et encore que ses mouvements dépendent tellement de sa volonté ; que la paix de son
âme n'en est point troublée, il ne veut plus souffrir la moindre apparence de trouble ; afin, mes frères, que vous entendiez que c'est un pontife miséricordieux, qui, sans force et sans violence,
d'un esprit tranquille et d'un sens rassis, s'immole lui-même volontairement, poussé par l'amour de notre salut. De là cette action remise et paisible qui fait qu'au milieu de tant de douleurs il
meurt plus doucement, dit saint Augustin, que nous n'avons accoutumé de nous endormir.
Voilà, Chrétiens, ce grand mystère que j'avais promis de vous découvrir ; mais ne croyez pas qu'il soit achevé en la personne de Jésus-Christ : il inspire ce sentiment à sa sainte Mère, parce
qu'elle doit avoir part à ce sacrifice ; elle doit aussi immoler ce Fils : c'est pourquoi elle se compose aussi bien que lui, elle se tient droite au pied de la croix, pour marquer une action
plus délibérée ; et, malgré toute sa douleur, elle l'offre de tout son cœur au Père éternel, pour être la victime de sa vengeance. Mes frères, réveillez vos attentions, venez apprendre de cette
Vierge à sacrifier à Dieu constamment tout ce que vous avez de plus cher. Voilà Marie au pied de la croix, qui s'arrache le cœur, pour livrer son Fils unique à la mort : elle l'offre, non pas une
fois, elle n'a cessé de l'offrir depuis que le bon Siméon lui eut prédit, par l'ordre de Dieu, les étranges contradictions qu'il devait souffrir. Depuis ce temps-là, Chrétiens, elle l'offre tous
les moments de sa vie ; elle en achève l'oblation à la croix. Avec quelle résignation ? c'est ce qu'il n'est pas possible que je vous explique : jugez-en vous-mêmes par l'Évangile, et par la
suite de ses actions.
Ah ! votre Fils, lui dit Siméon, sera mis en butte aux contradictions ; et votre âme, ô mère, sera percée d'un glaive ! Parole effroyable pour une mère. Il est vrai que le bon vieillard ne lui
dit rien en particulier des persécutions de son Fils ; mais ne croyez pas, Chrétiens, qu'il veuille épargner sa douleur : non, non, Chrétiens, ne le croyez pas ; c'est ce qui l'afflige le plus,
en ce que, ne lui disant rien en particulier, il lui laisse appréhender toutes choses. Car est-il rien de plus rude et de plus affreux que cette cruelle suspension d'une âme menacée de quelque
grand mal, et qui ne peut savoir ce que c'est ? Ah ! cette pauvre âme, confuse, étonnée, qui se voit menacée de toutes parts, qui ne voit de toutes parts que des glaives pendants sur sa tête, qui
ne sait de quel côté elle se doit mettre en garde, meurt en un moment de mille morts. C'est là que sa crainte, toujours ingénieuse pour la tourmenter, ne pouvant savoir son destin, ni le mal
qu'on lui prépare, va parcourant tous les maux les uns après les autres, pour faire son supplice de tous ; si bien qu'elle souffre toute la douleur que donne une prévoyance assurée, avec toute
cette inquiétude importune, toute l'angoisse et l'anxiété qu'apporte une crainte douteuse.
Dans cette cruelle incertitude, c'est une espèce de repos que de savoir de quel coup il faudra mourir ; et saint Augustin a raison de dire qu'il est moins dur sans comparaison de souffrir
une seule mort, que de les appréhender toutes.
C'est ainsi qu'on traite la divine Vierge. O Dieu ! qu'on ménage peu sa douleur ! Pourquoi la frappez-vous de tant de côtés ? Qu'elle sache du moins à quoi se résoudre : ou ne lui dites rien de
son mal, pour ne la point tourmenter par la prévoyance ; ou dites-lui tout son mal, pour lui en ôter du moins la surprise. Chrétiens, il n'en sera pas de la sorte, on la veut éprouver : on le lui
prédira, afin qu'elle le sente longtemps ; on ne lui dira pas ce que c'est, pour ne pas ôter à la douleur la secousse que la surprise y ajoute. O prévoyance ! ô surprise ! ô ciel ! ô ciel ! ô
terre ! ô mortels ! étonnez-vous de cette constance ! Obstupescite ! Ce qu'on lui prédit lui fait tout craindre, ce qu'on exécute lui fait tout sentir. Voyez cependant sa tranquillité ; là elle
ne demande point : qu'arrivera-t-il ? quoi qu'il arrive (ici elle ne murmure pas de ce qui est arrivé : Dieu l'a voulu, il faut le vouloir). La crainte n'est pas curieuse : la douleur n'est pas
impatiente : la première ne s'informe pas de l'avenir ; quoi qu'il arrive, il faut s'y soumettre : la seconde ne se plaint pas du présent : Dieu l'a voulu, il faut se résoudre. Voilà les deux
actes de résignation ; se préparer à tout ce qu'il veut, se résoudre à tout ce qu'il fait.
Marie alarmée dans sa prévoyance, regarde déjà son Fils comme une victime : elle le voit déjà tout couvert de plaies ; elle le voit dans ses langes comme enseveli ; il lui est, dit-elle, un
faisceau de myrrhe, qui repose entre ses mamelles. C'est, dit-elle, un faisceau de myrrhe, à cause de sa mort, qui est toujours présente à ses yeux. Spectacle horrible pour une mère ! O Dieu il
est à vous ; je consens à tout, faites-en votre volonté ; elle lui voit donner le coup à la croix. Achevez, ô Père éternel ! ne faut-il plus que mon consentement pour livrer mon Fils à la mort ?
je le donne, puisqu'il vous plaît ; je suis ici pour souscrire à tout ; mon action vous fait voir que je suis prête : déchargez sur lui toute votre colère : ne vous contentez pas de frapper sur
lui ; prenez votre glaive pour percer mon âme, déchirez toutes mes entrailles, arrachez-moi le cœur , en m'ôtant ce Fils bien-aimé.
Ah ! mes frères, je n'en puis plus. Je voulais vous exhorter ; c'est Marie qui vous parlera ; c'est elle qui vous dira que vous ne sortiez point de ce lieu, sans donner à Dieu tout ce que vous
avez de plus cher. Est-ce un mari, est-ce un fils ? ah ! vous ne le perdrez pas pour le déposer entre ses mains ; il rendra le tout au centuple. Marie reçoit plus qu'elle ne lui donne. Dieu lui
rendra bientôt ce Fils bien-aimé, et en attendant, Chrétiens, en le lui ôtant pour trois jours il lui donne pour la consoler tous les chrétiens pour enfants : c'est par où je m'en vais
conclure.