Vous vous souvenez assurément, ami lecteur, de la nouvelle catégorie que
j'avais initiée samedi dernier, intitulée "L'Egypte en textes", avec ce premier article consacré à Bonaparte et à sa Campagne d'Egypte revisités par un héros balzacien.
Dans un tout autre esprit, mais relevant du même sujet, je vous propose aujourd'hui de larges extraits d'une lettre adressée le 29 novembre 1936, à Thomas Mann,
par Sigmund Freud.
(Pour avoir une idée des origines de cette campagne, je vous conseille éventuellement de relire l'introduction de mon article du 19 mars dernier; mais plus assurément l'excellent ouvrage de Henry
Laurens.)
Je me demande s'il n'existe pas dans l'Histoire un homme pour qui la vie de Joseph a pu être un modèle mythique, de sorte que nous puissions deviner le fantasme de Joseph
comme étant, derrière son portrait biographique complexe, le moteur démoniaque et secret.
Je pense que Napoléon Ier est cet homme.
a) Il était Corse, deuxième fils d'une famille nombreuse. Son frère aîné s'appelait Joseph, et ce détail, étant donné que le hasard et la nécessité s'enchaînent toujours
dans une vie humaine, marqua pour lui un destin. Dans toutes les familles corses, le droit d'aînesse est respecté avec une crainte sacrée (je pense qu'Alphonse Daudet a dépeint une fois
cette particularité dans un roman "Le Nabab", ou bien est-ce une erreur ? S'agit-il d'un autre livre ou d'une oeuvre de Balzac ?).
Suivant cette tradition corse, une relation humaine prend un caractère exacerbé. Le frère aîné est le rival naturel, le cadet éprouve à son égard une hostilité élémentaire dont on ne peut toucher
le fond, et à laquelle, dans les années à venir, les termes de désir de mort et d'intention meurtrière pourront convenir. Eliminer Joseph, prendre sa place, devenir lui-même Joseph ont dû être
chez Napoléon enfant le sentiment moteur le plus fort. C'est là un fait curieux et on le comprend( pas tout à fait), mais on a pu observer avec certitude que justement ces motions
infantiles excessives tendent à se retourner en leur contraire. Le rival haï devient un être aimé. Il en fut ainsi pour Napoléon. Nous en inférons qu'il a tout d'abord violemment détesté Joseph
mais nous apprenons que, plus tard, il l' aimé plus qu'aucun être au monde et qu'il n'a presque jamais pu reprocher quelque chose à cet homme sans valeur et peu sûr. La haine primitive avait donc
été surcompensée, mais l'ancienne agressivité, jadis libérée, n'attendait que d'être déplacée sur d'autres objets. Des centaines de milliers d'individus indifférents expieront le fait que le
petit homme féroce a épargné son premier ennemi.
b) Sur un autre plan, le jeune Napoléon est tendrement lié à sa mère et s'efforce de remplacer son père, mort trop tôt, en prenant soin de ses frères et soeurs. A peine
est-il devenu général qu'on lui suggère d'épouser une jeune veuve, plus âgée que lui et possédant, à la fois, de l'influence et un rang. Il y a beaucoup à dire contre elle mais s'il se
décide à l'épouser, c'est probablement parce qu'elle s'appelle Joséphine. Par la vertu de ce nom, il peut transférer sur elle une partie du tendre attachement qu'il ressent pour son frère aîné.
Elle ne l'aime pas, le traite mal, le trompe, mais lui, le despote, d'habitude d'une froideur cynique à l'égard des femmes, lui est passionnément attaché, lui pardonne tout; il n'arrive
pas à lui en vouloir.
c) Sa passion amoureuse pour Joséphine de Beauharnais était compulsionnelle, due au prénom qu'elle portait mais naturellement ce n'était pas une identification à Joseph.
Et c'est dans la fameuse campagne d'Egypte que cette dernière se manifeste le plus nettement. Où aller, sinon en Egypte, quand on est Jopseph qui veut paraître grand aux yeux de ses frères ? Si
l'on examine de plus près les motifs politiques de cette entreprise du jeune général, on trouvera sans doute qu'ils n'étaient rien d'autre que des rationalisations violentes d'une idée
fantasmatique. Ce fut d'ailleurs avec cette campagne de Napoléon que commença la redécouverte de l'Egypte.
d) Le dessein qui avait poussé Napoléon à se rendre en Egypte se réalise plus tard en Europe. Il donne à ses frères des situations en faisant d'eux des princes et des
rois. Jérôme, ce bon à rien, est peut-être son benjamin. Ensuite, il devient infidèle à son mythe et se laisse entraîner par des considérations réalistes à répudier la Joséphine bien-aimée. De
cet acte date son déclin. Le grand destructeur travaille alors à sa propre destruction. La campagne de Russie, hasardeuse, mal préparée, entraîne sa chute. C'est comme l'autopunition de son
infidélité envers Joséphine, du retour de son amour vers l'hostilité originaire à l'égard de Joseph. Et pourtant, là encore, contrairement aux intentions de Napoléon, le destin a reproduit une
autre partie de l'histoire de Jospeh. Le rêve de Joseph, dans lequel le soleil, la lune et les étoiles s'inclinent devant lui, avait eu pour résultat de le faire jeter dans la
fosse.
(JONES Ernest, La vie et l'oeuvre de Freud, Paris, P.U.F., 1969, Tome III, pp. 520-1)