Voilà un roman américain comme je les aime et dont je ne me lasse jamais! Des paysages splendides, des personnages durs et tendres à la fois, de la sueur, juste ce qu'il faut de haine et de passion et une histoire sombre et grave aux allures de western moderne. Le tout coloré d'une plume enlevée (Thomas Savage fait partie de l'école du Montana et en fut le pionnier), drôle et acide, dressant un portrait d'une société américaine rurale où les égratinures laissent de profondes traces.
"Le pouvoir du chien" contient tous ces ingrédients pour le bonheur du lecteur qui s'embarque dans l'Ouest américain, le Montana, des années 20.
Nous sommes dans une petite ville, isolée, presque miteuse: les immigrés européens viennent s'échouer sur les terres ingrates laissées par les grands propriétaires de ranches, possédant et surtout contrôlant l'eau, denrée rare et précieuse au plus haut point. Le seul moment intense de l'année est la venue de l'immense troupeau de Phil et Georges, deux frères aux caractères bien différents. Autant le premier, esprit brillant à l'intelligence vive et parfois cruelle, sait se faire respecter par les employés, autant le second peine à s'imposer, à trouver sa place, lui qui met du temps à intégrer des savoirs nouveaux. Phil est devenu un véritable cow-boy, malgré l'origine aristocratique de la famille (leurs parents sont de la côte est, issus de la meilleure société bostonienne), comme s'il avait toujours vécu dans le Montana, au coeur des montagnes et de la nature sauvage. Il sait tout faire et manie avec brio le couteau pour façonner de délicates figurines en bois et les subtilités de la langue, aussi règne-t-il en tyran sur toute la maisonnée. Il y a cependant une faille dans ce roc masculin: sa misogynie notoire et trop intense pour ne pas cacher une blessure ou un lourd secret. Phil aime humilier, en joute verbale ou aux poings, les personnes qu'il méprise tandis que Georges cherche toujours le consensus et l'aplanissement des conflits. C'est ainsi qu'un soir, en ville, Phil humilie John Gordon, le médecin du pays, certes enclin à boire plus que de raison pour oublier son échec professionnel, en lui renvoyant méchamment une image de raté et de pleutre. Est-ce un manquement que de ne pas faire payer les consultations à ceux qui n'ont pas les moyens financiers? Sans doute pour Phil pour qui être sensible est une marque de faiblesse et si l'humanité de John Gordon n'apporte pas l'aisance matérielle et financière, elle n'en est que plus louable et digne de celui qui a prêté le serment d'Hippocrate. John ne supporte pas cette confrontation désastreuse qui anéantit le peu d'estime de soi qu'il possédait encore: il choisit de disparaître, laissant Rose, son épouse, et son jeune fils Peter, garçon solitaire et perdu dans des rêveries infinies. Quelques mois plus tard, Georges épouse Rose et expose celle-ci et son fils au caractère destructeur de Phil. L'harmonie disparaît très vite sous les remarques cyniques et les attitudes méprisantes de Phil vis à vis de Rose. Peu à peu, la peur et le manque de confiance en soi font sombrer Rose dans l'oubli, fallacieux, offert par l'alcool. Pendant que Rose pour affronter le quotidien a besoin de son whisky, Peter, étudiant sérieux et brillant, étudie avec attention les livres de médecine de son père. Compte-t-il y trouver la solution aux malheurs de sa mère? Espère-t-il y puiser de quoi rabattre la superbe de Phil? Jusqu'au dénouement final, le lecteur sera embarqué par Thomas Savage dans une ronde grandiose orchestrée avec finesse et art.
"Le pouvoir du chien" a les couleurs et les saveurs d'un western traditionnel mais derrière les paysages splendides du Montana, Thomas Savage sait dissimuler le mal être et la haine de soi, la mesquinerie, la douloureuse question indienne, la misère affective des uns et la candeur des autres. Au gré d'indices dissiminés subtilement dans le récit, Savage dresse le portrait d'un monde masculin machiste qui ne peut accepter et encore moins afficher l'homosexualité. Phil cache son attirance pour les hommes derrière sa misogynie exacerbée, sa haine des invertis, des efféminés et l'amitié virile avec Bronco Henri, le cow-boy presque mythique; en lisant certains passages, j'ai un peu retrouvé certaines atmosphères du film "Le secret de Brokeback Mountain", un exil intérieur qui ronge le coeur et n'apporte que solitude. Le lecteur sent monter l'intensité dramatique du récit (le personnage de Phil apporte avec lui le sentiment de malaise qui refroidit les lieux où il se tient, on a la sensation que le mal incarné par lui s'insinue dans le moindre interstice des phrases) et ne peut voir dans la relation étrange nouée entre Phil et Peter qu'une bombe à retardement car il n'y a guère de points communs, hormis l'intelligence brillante, entre les deux hommes: le premier est abrupte, cynique et méchant tandis que le second est délicat et sensible. L'ego joue souvent des tours à ceux qui s'y attendent le moins....
Un roman passionnant, foisonnant de détails sur le mode de vie des ranchers dans les années 20, sur la splendeur des paysages, un roman qui offre d'immenses frissons d'effroi et un éventail d'émotion des plus diverses! Une lecture intense et la découverte émerveillée d'un très grand auteur américain! Surtout, ne pas oublier de lire la post-face d'Annie Proulx qui éclaire et enrichit la lecture du roman de Savage!!!
Roman traduit de l'anglais (USA) par Pierre Furlan
Les avis de sentinelle incoldblog bluegrey sylvie le littéraire bmr