Eh vous là bas, la cornette blanche, disait-elle en élevant à peine la voix. Je cesse d'hésiter entre le pain de campagne à l'ancienne et la baguette moulée ; à côté de moi se dresse un spécimen d'humaine d'une soixantaine d'années, haute comme trois pommes, visiblement courroucée et l'air un peu hagarde.
Oui, vous, là-bas, la cornette blanche, je vous vois ! poursuit-elle en désignant du menton les employés de la grande surface affectés au rayon boulangerie, qui semblent ne même pas entendre ses étranges imprécations. Regardant alentour, elle me prend à témoin : ils me regardent parce que je choisis ce que je veux acheter ! Vous choisissez bien ce que vous achetez vous, n'est ce pas ? Soudainement pris d'un grand intérêt pour les pains au chocolat, je lui répond d'un hum, oui, oui, pas trop fort, tant est grande ma crainte d'être associé à son délire.
Visiblement, cette femme est un peu dérangée me dis-je, moitié amusé, moitié intrigué par son obsession, et surtout par le qualificatif de cornettes blanches par lequel elle désigne les charlottes des boulangers. Sans doute a t-elle été traumatisée par des religieuses dans son enfance ? Peut-être a t-elle été privée de pain. Peut-être n'en a t-elle pas mangé tous les jours. J'imagine déjà toute une histoire autour de ce minuscule incident.
Mais déjà, après avoir lancé quelques nouveaux reproches outrés en direction de ses prétendus tourmenteurs, toujours de cette voix fluette qui ne sera perçue que par les clients et les "cornettes blanches" les plus proches, elle s'éloigne à petits pas, frêle silhouette bientôt oubliée.