Le théorème de l'échec

Par Volodia

Alors que l'automne affirme un peu de ses droits limités de température et de lumière, le système mondial s'amuse à faire semblant de se désagréger un rien. Quelques milliards ici ou là pour réduire la portée d'une pauvre pièce de domino; des faillites à l'incidence trouble, des rachats glaireux. Dieu, donne-nous notre lot quotidien.  Je n'y comprends rien. Ce grand jeu de puissance m'égare. L'absurdité virtuelle érigée en moteur de l'humain, la tristesse des traders, l'activité des banques centrales, autant de manières de mourir, d'étouffer le grandiose, de retirer la parole à l'espoir. Que les marxistes rient un instant pour mieux accepter l'inertie, l'énergie froide des cordons ombilicaux et policiers, et périssent la bave aux lèvres. Le sang tache les chemises de nouveaux christs plastifiés, cartes de zones d'influence à collectionner, sperme à récolter au fond de bouteilles de vin au goût sale, distribution de buts et d'objectifs photographiques à vague consonance pornographique dont la tiédeur s'empare des sexes dressés, onze septembre, aéronefs, je débande.

Pourtant, pour aussi absurde que me paraisse ce système surané et invincible, je suis forcé de reconnaître la capitalisation de mon âme et son appartenance à ce tout virtuel et glacial. Mon cerveau est une banque, une bourse. Ici aussi, au creux de mes idéaux dégénérés, de mes idées lancinantes et pourries, l'insecte qui traverse le vide à grande vitesse, train filant vers plus d'astres mous, vaisseau faussement romantique mais bien imbibé tout de même, a une importance délirante, des conséquences imprévisibles, est une menace pour l'équilibre général. Dans l'intérêt de tous, offrez-moi un insecticide puissant, que je puisse être à nouveau délivré de cet éphémère imprévu, donnez-moi de vos bombonnes, des aérosols efficaces et verts si possible. J'emmerde l'ozone, j'en ai ma couche.

Il y a peu encore, mettons un an, je savais ce que je voulais, ou du moins la détermination émanait de moi sans faillir. J'avais pour certains la réputation de ne rien vouloir; pour d'autres, celle de savoir exactement où devait me mener mon chemin de perte, avec mon consentement. Je me moque de ces anciens avis jetés sur ma route, je ne me préoccupe pas des jugements perdus, oubliés, dépensés cash sur des comptoirs crades et plus collant que des attrapes-mouches. Je m'en fous des ritournelles passées, des discussions poisseuses avec ces faux amis, traductions merdiques de mon mal-être antique et tentatives vaines de mettre des mots sur une vacuité accablante -- qui alors ressemblaient bien plus à une fiole de vodka presque vide à force d'aider l'alchimiste conversationnel de fin de soirée pénible. Je n'ai aucun regret à propos de cette époque désormais révolue et j'y repense avec le sourire du loup, du prédateur à peine frustré de n'avoir pu tous les dévorer de ma hargne poétique, de n'avoir pu écraser de ma botte leurs rêves, tas de fumier sobres et normés. Ma tolérance d'aujourd'hui n'est plus celle d'alors; devenue bien plus large dans son acceptation du monde et à la fois plus sélective (tellement sélective que je ne tolère plus qu'à peine ma propre personne rongée par les vers d'une évolution en dents de scie -- la bourse, vous disais-je -- et que mes errances me dégouttent), elle ne me permet plus d'être en accord avec cette banalité létale qui tissait la tapisserie de la vie de ces gens factices, se fardant de simplicité gentille pour plus facilement poignarder dans le dos le poète dissemblable, moi, autrefois célibataire endurci et borné au rôle de confident sans pénis reconnu que j'aurais pu enfiler entre leurs jambes pendant un moment d'égarement, consolation du vide, de la chair. J'étais l'ami ultime et asexué, grand consolateur de ces poitrines flasques et marquées de mille stries. Mon ressentiment à l'égard de ces excréments avec qui j'ai partagé l'eau des chiottes de tristes bars durant des nuits inutiles est intact, quoique légèrement voilé par la brume du passé qui recouvre tout de son obscurité douce et qui, intelligement, me dit, ne reviens pas.

Ô la mer, la marée, le ressac des mes idées. La météo de mon âme, imprévisible, évolue d'heure en heure sans me tenir au courant de ces changements infimes qui usent ma détermination. La moindre altération de température, de lumière, provoque des incidents majeurs dans le cours de mes pensées. Ici, nulle banque centrale pour réguler l'univers sombre. L'embarcation de ma vie navigue donc à l'aveugle, hésitant entre les fosses sous-marines et les hautes falaises des côtes; Bretagne, phares, blanche et lointaine rédemption. Mes répétitions, images semblables aux précédentes, suivent elles aussi le flot de mes indécisions, non-décisions, et nourrissent le monstre du néant. De jour en jour il m'est plus difficile de savoir qu'elle est la voie que je veux emprunter, peut-être pour ne jamais la rendre, et l'âme oscille, araignée à flanc de mur, baromètre déréglé. J'aimais croire en mon instinct infaillible, suivre mes pulsions sans retour et entretenir mes rêves, dévastant ma vie au passage s'il le fallait. A présent que rien n'est fixé, que le sol de ma raison est mouvant, je suis moins sûr de ce principe de volonté. Si j'écoute mes voix, j'avance, je recule, je m'égare dans des labyrinthes, je reviens sur mes pas, j'attaque, je défends ma liberté, je prends des chaînes, je vais voir un peu sur la gauche, j'abandonne... Mais qui écouter d'autre? Je ne sais pas comment planifier la route, tenir le cap. Des sirènes sur la route et trop peu de cordages, nul compagnon pour m'attacher, une gorgone volubile à ma droite. Cette mascarade ressemble lentement à une fin d'adolescence difficile, à une incapacité à prendre des responsabilités, à devenir adulte. Je ne sais qu'en penser véritablement, cette dernière théorie est trop réductrice pour être viable.

Cependant, je sais que jamais mes dents ne s'useront et qu'intactes je les emporterai dans la tombe; là-bas, nul sorcier ne me fera racler des ongles la lourde pierre.