En sept romans et un recueil de nouvelles, Thomas Pynchon, écrivain américain né en 1937, est devenu une figure légendaire de la littérature contemporaine, brassant les maux du siècle
dans un ouragan narratif dont peu de lecteurs sortent indemnes.
On n'y comprend rien, ou si peu. La vie et la littérature de Thomas Pynchon ont ceci de commun qu'on peine à en saisir grand-chose d'emblée.
La vie tout d'abord parce que Thomas Pynchon n'existe médiatiquement pas. Il écrit, ses livres paraissent, les lecteurs le lisent. Pas d'explications de texte, pas de conférences, pas
d'interviews, pas d'Ophrah Winfrey qui lui tapote le genou : rien que des mots, du papier et débrouillez-vous avec ça.
L'œuvre maintenant. Pynchon est entré en littérature à 26 ans en publiant un premier roman sidérant : V. mêle deux histoires,
celle d'un jeune homme américain des années 60, Benny Profane, égaré dans un New York beatnik et la recherche de V. par Herbert Stencil. V. est une femme qui semble d'incarner à différents
endroits de la terre et de l'Histoire. En elle se cristalliserait le monde. Sorte d'Aleph, un prisme au travers duquel pourrait apparaître l'ossature logique d'un temps chaotique, la
« figure in the carpet » du XXe siècle. Les acteurs de ce roman sont des paratonnerres traversés par toutes les ondes du siècle. La première et la seconde guerre mondiale, le nouvel
ordre mondial américain, l'émergence des indépendances arabes, l'hédonisme chic des nantis occidentaux, la déréalisation des corps. Conscients qu'ils sont de leur position, ils sont aussi les
perdants de l'Histoire et c'est avec V. que commence le long récit d'une quête du bonheur confondue avec le bien-être matériel.
Cette lecture paranoïaque du monde et la description de l'impensé politique à l'œuvre dans l'émergence des grandes démocraties modernes sont
également au cœur de l'Arc en ciel de la gravité, paru en 1973. Ce livre fait suite au fascinant Vente à la criée du Lot 49, bref roman, d'abord apparemment plus facile que V. qui décrit une
société secrète dont le but est de faire perdurer un système de communication souterrain calqué sur les relais des postes allemandes.
L'arc-en-ciel de la gravité est un coup de tonnerre dans le ciel chargé de la littérature américaine des années 70. Roman fleuve,
roman expérimental, roman fou et d'une lucidité éblouissante, il renouvelle les thèmes pynchoniens en convoquant une multitude de références. Paranormal, physique, comportementalisme absurde,
anthropologie délirante (les Herreros d'Afrique du Sud comme accomplissement de la race pure), l'inventaire de mise à sac du réel par les hommes est ici poussé jusqu'aux limites de l'absurde. A
la volonté normative des nazis et autres gouvernants à visées globale, Pynchon oppose l'absurdité du monde, son absolue absence de logique vécue comme un acquis par ses loosers de héros. Curieux
roman qui, sur un fond d'un déprimant pessimisme se révèle ouvert à tous les possibles et prouve par l'absurde que toute chose se réinvente, y compris la littérature. Grande aventure d'écrivain,
L'Arc-en-ciel de la gravité est aussi une grande aventure de lecteur. A l'instar des livres-monde de Joyce, il faut accepter, en entrant dans le roman, d'abandonner ici toute espérance
d'y saisir quoi que ce soit de solide. Les thèmes, références et saillies se percutent, passant d'une évidente ironie à l'absurde le plus déprimant. A peine croit-on tenir un fil que celui-ci se
brise, ou pire encore s'évanouit. Roman labyrinthe, L'Arc en ciel égare son lecteur dans d'infinies galeries de miroirs et l'abandonne là, sans plus de repères.
Ces trois romans, publiés en l'espace de six années vont laisser place à un long silence qui va durer douze ans, jusqu'à la publication de
L'homme qui apprenait lentement, un recueil de nouvelles qui décevra les fans de l'hermétique américain. L'homme qui apprenait lentement regroupe des nouvelles que Pynchon aurait écrites
entre 1959 et 1964. Chacune de ces nouvelles semble être l'embryon d'un roman à venir. A tel point que l'on peut se demander si, à l'instar de Vladimir Nabokov dans Autres rivages qui dans une
fausse tentative autobiographique insère un ensemble d'éléments que l'on retrouve dans toute son œuvre (la fascination pour les jeux de lumières d'Ada, les bijoux, l'amour éprouvé pour une très
jeune fille...), il ne s'agirait pas d'une farce de l'auteur tant tout cela semble prémonitoire. L'ensemble est préfacé par Pynchon lui-même dans un bref texte qui reste à ce jour le seul
fragment autobiographique dont on dispose de sa main.
En 1990, paraît Vineland, peut-être le roman le plus abordable de Pynchon. On y retrouve cette propension à la farce (le héros et
narrateur se jette périodiquement par la fenêtre afin de bénéficier d'une pension d'invalidité) ainsi que cette dilection pour les mavericks de la société américaine. Ici, un couple de
marginaux, dont notre suicidaire pensionné, est victime du harcèlement d'un procureur Nixonien et has been, nostalgique de J. Edgar Hoover et de ses méthodes. On y retrouve donc les
traditionnelles obsessions de l'auteur, dans un roman peut être plus léger et optimiste mais qui contient de fait son lot de paranoïas (The Tube, la figure manipulatrice et sexuellement dévorant
du procureur) et de pessimismes : ceux qui savent la vérité finissent toujours par perdre.
Mason & Dixon, qui paraît en 1996 est un étrange livre. Pastiche d'un récit de voyage du XVIIIe siècle, le roman est le récit par
un pasteur du voyage qu'accomplirent deux géographes anglais à travers l'est des futurs Etats-Unis, déterminant la fameuse Mason-and-Dixon Line, qui séparera 100 ans plus tard rebelles et
confédérés. Ce roman, par son goût pour la digression et les personnages peu ordinaires, n'est pas sans évoquer une version contemporaine de Lawrence Sterne. Encore une histoire de trame perdue
et de ligne introuvable.
Et voila que paraît aujourd'hui la traduction française de Against the day, A contre-jour, où l'on retrouve un pastiche de roman d'aventure à la mode de Jules Verne. L'ouvrage,
avant sa parution américaine, avait été annoncé par Thomas Pynchon lui-même comme un invraisemblable bric-à-brac mêlant références aux sciences de la fin du XIX, complots anarchistes,
machinations ploutocrates, chien lecteur de roman classiques, aventuriers des airs, inventions invraisemblables et vengeance transgénérationnelle.
A contre-jour est tout cela et bien plus encore. Ce roman renoue avec ce curieux optimisme désespéré de Pynchon qui voit l'échec des
utopies seulement consolé par une faible lueur d'espoir. Le Désagrément, ballon dirigeable piloté par un jeune équipage surnommé Les casse-cou, se rend à Chicago pour l'exposition universelle de
1893. Là, nos jeunes héros, vont découvrir le monde terrestre duquel leurs nombreuses aventures les ont tenus éloignés. Inventions miraculeuses, turpitudes capitalistes, complots, meurtres,
espions salariés, détectives « pinkertoniens », nouvelle passion pour la vitesse, jolies femmes du bout du monde, tentations, argent vont provoquer un brutal retour sur Terre pour ces
idéalistes aériens. Comme vous le devinez, il s'agit là du récit de la fin d'un monde. Celui des sciences positives, de l'étonnement, des explorateurs, des mondes inconnus, des héros. Cet instant
de basculement - qui équivaut, pour nous européens, au début de la Première guerre mondiale - est au croisement de deux ères et le rêve scientifique va bientôt laisser la place au triomphe de la
technologie. L'histoire court sur près d'un siècle, le temps pour la famille Traverse d'assouvir (ou pas) son désir de venger le meurtre de l'ancêtre Webb. Cet anarchiste américain est victime
d'un assassinat commandité pour de sordides raisons économiques par le venimeux Scardale Vibe, richissime magnat, homme de l'ombre et des mauvais coups, prêt à tout pour préserver son empire et
accaparer les richesses qu'il devine dans l'électricité naissante. La famille Webb va se retrouver projetée dans un univers parallèle, en marge de la marche du progrès et de l'économie de marché,
toute à ses ruminations vengeresses. Il semble exister pour Thomas Pynchon un temps de l'innocence, un Âge d'Or où tout est possible. A ce fantasme fort courant dans la littérature américaine (on
relira Thoreau, Walt Withman et plus récemment les romans ruraux de Jim Harrisson ou ceux, moins dupes, de Cormac Mac Carthy), il oppose notre monde surexposé, exténué par sa recherche du profit
et absorbé par ses obsessions paranoïaques. L'ennemi est toujours le même : ce qui nous détourne de la vérité des hommes. Il semble que le héros pynchonnien soit voué à la défaite par sa
conscience même de l'épaisseur du réel et de sa matière. Les réalistes, paradoxalement, se moquent de la réalité : ils devinent les forces à l'œuvre dans l'équilibre des choses du monde et
s'en emparent pour leur plus grand profit. Ce sont eux les vainqueurs terrestres. Mais les saints laïcs et les fous, chéris par Pynchon, portent un autre message qui nous dit que ça vaut quand
même le coup d'essayer de se fabriquer un monde vivable ; d'abord dans les livres, et peut être sur terre.