Dimanche après-midi : la route goudronnée qui monte, lisse et tortueuse dans les montagnes, n'est pas aussi solitaire que je le voudrais. Des voitures me doublent, d'autres rentrent à Schirmeck, dans la vallée, et la circulation entrave le recueillement que j'espérais trouver. Je sais bien que moi aussi je participe avec mon véhicule à la procession motorisée, mais je me figure que si j'étais seul, ma présence, parce que je suis un vieux familier de cette atmosphère, ne modifierait en rien l'image qui repose au fond de moi, intacte, depuis la fin de la guerre. Un malaise confus s'éveille en moi, une résistance due au fait que ces montagnes qui sont parties intégrantes de notre monde intérieur sont maintenant ouvertes et mises à nu : à cette répugnance se mêle un sentiment de jalousie, non seulement parce que des yeux étrangers se promènent en ces lieux qui furent témoins de notre captivité anonyme mais parce que les regards des touristes ne pourront jamais (j'en ai l'intime conviction) se représenter l'abjection notre foi en la dignité de l'homme. Mais en même temps, eh oui, venant d'on ne sait où, une modeste satisfaction, inattendue et un peu inopportune s'insinue en moi, celle de savoir que les Vosges ne sont plus le domaine secret d'une mort solitaire et lente mais qu'elles attirent les foules nombreuses qui, bien que manquant d'imagination, n'en sont pas moins prêtes à compatir au destin incompréhensible de leurs fils disparus.
Boris Pahor
Deux de mes tantes vivaient près de Schirmeck et du Struthof-Natzwiller, elles ont été évacuées entre des champs de mines lors de la retraite allemande. Elles se doutaient bien de ce qui s'y passait, quoi que ne pouvant y avoir accès, et elles l'ont dit à demi-mot - les odeurs portent loin à la campagne et surtout en montagne.