‘D’une langue à l’autre’ de Nurith Aviv : histoires d’entre-deux

Publié le 18 septembre 2008 par Yguerda

D’une langue à l’autre‘, de Nurith Aviv, 2004, 55 min
Avec Meir Wieseltier, Agi Mishol, HaÏm Uliel, Aharon Appelfeld, Haviva Pedaya,
Salman Masalha, Amal Murkus, Evgenya Dodina et Daniel Epstein.
Présenté le 18 septembre 2008 à 19 h, au musée du Jeu de Paume (75008).

CRITIQUE. Si dans ‘Langue sacrée, langue parlée‘, Nurith Aviv évoque les paradoxes inhérents à l’hébreu (voir ma critique du film), dans ‘D’une langue à l’autre‘, elle pose la question du rapport entre la langue de l’immigrant (artisan de l’Etat d’Israël) et l’hébreu, indissociable de la construction du sionisme. Problématique passionnante s’il en est, qui touche directement la réalisatrice, comme elle l’explique dans les premières minutes du film :

Quelle est ma langue maternelle ? Je ne saurais répondre. Est-ce la langue de ma maison ? Celle de mes premiers mots ? Ou l’autre langue, celle de la rue, de l’école, la langue que j’ai appris à lire et à écrire ? Je suis née à la fin de la Deuxième Guerre mondiale à Tel-Aviv, la première ville hébraïque. (…) Beaucoup d’amis portaient des noms hébreux nouveaux, des noms d’ici, pas des noms juifs de l’exil. Leurs parents s’efforçaient de parler hébreu chez eux, mais un hébreu teinté d’accent, souvent pauvre et approximatif. (…) Chez moi, on parlait allemand. Avec le médecin, les amis, les marchands de la rue Ben Yehuda, ma mère parlait aussi allemand. (…) Ma mère ne savait pas qui était Eliézer Ben Yehuda, considéré comme le rénovateur de l’hébreu“. 

Dans ce film, Nurith Aviv dessine, à travers les témoignages et les souvenirs de neuf personnalités hébraïsantes (romanciers, poètes, musiciens…etc), les contours de ce qu’a été le vécu de la langue du sionisme. Il retrace l’ambiance des premières années de l’Etat hébreu, entre immigrants de différentes provenances (Russie, Pologne, Allemagne, Afrique du Nord, Irak…etc), entre exilés à la recherche d’un chez-soi qui passe inévitablement par l’adoption d’une-langue-bien-à-soi.

D’une langue à l’autre‘ nous apprend par exemple la hiérarchie qui s’est imposée d’emblée en Palestine puis en Iraël entre les différentes nationalités immigrantes. Et tous les intervenants du film évoquent la “honte” de parler la langue d’origine face aux pionniers, face à ceux qui étaient là depuis le début et avaient fait de l’hébreu leur langue du quotidien, oubliant pour toujours la langue de leur pays d’origine. Car dans “un pays idéologique” - l’expression est d’Aharon Appelfeld - la langue est le premier vecteur de l’idéologie. Il fallait parler hébreu.  ”Assassiner“, diront plusieurs, le russe, le yiddish ou l’arabe.

Tous ne l’ont pas fait, comme Haïm Uliel, musicien marocain qui a tenu à faire perdurer l’arabe dans ses chansons malgré les réticences de son public.
Agi Mishol, poétesse d’origine hongroise arrivée à l’âge de quatre ans en Israël, a tenté de tuer le hongrois. En vain. Si pour elle, “il n’y a pas d’autre langue que l’hébreu“, si l’hébreu est devenu sa “patrie“, le hongrois est resté malgré elle ”la langue de l’émotion“, celle dans laquelle elle pleurait et se réjouissait.
L’écrivain Meir Wieseltier, né en Russie puis exilé en Pologne et en Allemagne avant d’arriver à Haïfa, dit s’être “cherché une langue” durant les premières années de son existence. Il évoque la nécessité d’assassiner le russe, sans quoi l’hébreu n’aurait jamais trouvé sa place. Mais là encore, sans un succès complet : le russe a continué à “teinter [sa] poésie” et a continué de lui imposer “les rythmes de Pouchkine et Lermontov“.

Tout immigrant porte en lui deux langues, deux paysages, un monde duel“, remarque l’écrivain Aharon Appelfeld.

Entrecoupés de plans sur les baraques colorées et les paysages tantôt désertiques tantôt verts d’Israël, ils sont neuf à témoigner. Tous se sont trouvés aux frontières. Entre deux. Entre l’intérieur et l’extérieur. Entre le naturel et l’acquis. Entre l’univers d’une langue - le russe, le yiddish, l’arabe, l’allemand…etc - et la réalité d’une autre -l’hébreu, toujours. Questions de transmissions et de pertes, d’une génération à l’autre. Les Palestiniens, dont beaucoup ont dû justement laisser l’arabe de côté pour apprendre l’hébreu (et donc suivre le même parcours que l’immigrant juif des années 30 et 40), ne sont, du reste, pas oubliés dans le film. Salman Masalha, écrivain, ose :

L’hébreu n’appartient plus aux Juifs. L’hébreu appartient à quiconque le parle et l’écrit. Même si des gens venus d’ailleurs l’ont renouvelé, il appartient à cette région, comme l’arabe et d’autres langues sémitiques“.

Reste que, malgré un sujet tout à fait passionnant, ‘D’une langue à l’autre‘ semble moins construit que ‘Langue sacrée, langue parlée‘, son petit frère, sorti quatre ans plus tard. ’D’une langue à l’autre‘ est donc le pionnier en ce genre “d’essai cinamatographiques sur la langue“, comme Nurith Aviv aime à les appeler … Avec tout ce que ce statut comporte comme avantages : la nouveauté du concept, la puissance du discours politique. Et comme inconvénients : face au petit frère, ‘D’une langue à l’autre‘ semble un peu moins… abouti, moins solidement composé. ‘D’une langue à l’autre‘ est un peu sinueux, en devient presque redondant et ressemble à une compilation de témoignages tandis que le second, sorti cette année, est un parcours, un cheminement : on sait d’où l’on part - Jérusalem, la sainteté, l’ancien - et l’on sait où l’on arrive - Tel Aviv, le profane, le moderne.  

Néanmoins, ‘D’une langue à l’autre‘ est, in fine, une très belle enquête, très précise, autour du vécu de ceux qui ont assisté et participé à la construction de la langue hébraïque et, indissociablement, de l’Etat hébreu. Un portrait d’ambiance sur les années 40 et 50 et tout ce qu’elles ont apporté : les camps, l’exil, la perte, le refus de soi, et la recherche d’un meilleur monde pour ceux qui se définissaient, et se définissent encore, comme les descendants des hébreux. Parlant la même langue qu’eux. Oublier l’allemand, oublier le russe, oublier le yiddish, était la seule façon de revenir intégralement à Sion, d’effacer tout ce qui s’était passé entre la destruction du temple et 1948. Et Nurith Aviv, dans ce film, montre admirablement comment l’hébreu a été d’une part porteur d’espoir pour plusieurs générations de Juifs traumatisés, et d’autre part, leur arme la plus puissante pour porter le sionisme.

Moins réussi que ‘Langue sacrée, langue parlée‘, mais très réussi quand même.

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