Immanuel Wallerstein est étasunien. Professeur d’université émérite, il appartient à cette gauche américaine née sur les campus de 1968. Il réfléchit sur la longue durée, ce qui fait paraître « nos » altermondialistes français comme de petits gamins préoccupés de problèmes de bac à sable… Ses mentors sont, pour l’histoire Fernand Braudel, pour la sociologie politique Karl Marx et Alexis de Tocqueville, et pour l’économie Nicolas Kondratiev. C’est dire si les querelles de partis apparaissent, à le lire, bien dérisoires.
Sa prose est incisive, d’une clarté sans faille et admirablement traduite par Patrick Hutchinson qui s’en explique dans sa préface. Aucun jargon, mais une pédagogie qui développe et se renouvelle, non sans un certain humour. Les essais réunis ici sont un délice de lecture politique pour ce début du 21ème siècle. Car ce livre est un paradoxe : il n’existe pas en américain. Les sept textes rassemblés sous la promesse politique du titre sont des articles épars dans les revues des Etats-Unis, publiés entre 1990 et 1999. Le recueil est donc destiné à l’esprit français, épris de synthèse et de système. Pari tenu, même s’il ne va pas sans répétitions. Je conseille au lecteur de ne lire qu’un chapitre à la fois et de ne prendre le suivant que le lendemain. A lire le tout d’un bloc, il risque très vite la satiété.
La pensée de Wallerstein se propose de définir le libéralisme dans l’histoire, de voir comment il a connu un tel succès et probablement son acmé historique, avant de spéculer sur ce que pourrait être un nouveau système pour l’avenir. C’est intelligent et fort convainquant, même si l’on en ressort conforté dans l’idée que, sur le court terme, mieux vaut encore le libéralisme politique que tout système « alternatif » - dont les essais nous ont montré le pire. Pour le futur, il est inévitable que, comme tout système, le libéralisme (qui est la pensée du système-monde actuel) doive être dépassé. Il est aussi important que chacun se sente concerné par cet avenir qui n’est écrit nulle part, et qu’il apporte sa pierre à l’édification d’un système neuf, encore très flou. C’est l’un des mérites d’Immanuel Wallerstein de s’arrêter à ce « peut-être » sans détailler à la Karl Marx une utopie, dépassée aussi vite qu’énoncée, puis déformée par ses divers manipulateurs pour servir leur soif de pouvoir.
Le libéralisme, c’est la « géoculture » du nouveau système-monde créé par le capitalisme depuis le 16ème siècle, mais qui n’a émergé comme idéologie qu’en 1789. La différence avec l’idéologie d’Ancien Régime est que le libéralisme fait du changement et de la nouveauté la norme (au contraire de l’immobilisme théologique précédent), et du souverain politique « le peuple » (au contraire du royal droit divin précédent). La science newtonienne de la nature du 17ème et l’idée du Progrès historique du 18ème ont accompagné la première révolution industrielle et permis 1789 qui a changé la façon de penser. Une idéologie ne crée pas les conditions du changement, elle les accompagne et les explique. Le libéralisme, dit Wallerstein, « c’est la modernité ». Contre lui se sont développées deux idéologies accolées, qui ont le même fondement (le changement est la norme, le souverain est le peuple) mais soit veulent le freiner au maximum (les conservateurs), soit veulent l’aiguillonner (les socialistes). Les libéraux se situaient au centre, dans le changement maîtrisé et le gouvernement éclairé. Ces trois idéologies sont donc en fait une seule : celle de la modernité née en 1789 et qui s’épuise selon Wallerstein en 1968 et en 1989.
Elle est contestée, dès 1789 par les réactionnaires qui prônaient la Restauration, le retour à l’ordre divin ou « naturel ». Puis par les totalitarismes qui ont vu l’alliance étonnante des réactionnaires et des socialistes autoritaires pour établir un nouvel Ordre par la race ou l’histoire. Elle est contestée en 1968 par les étudiants des pays développés qui remettent en cause l’idéologie productiviste, scientiste et impérialiste du Progrès, uniquement fondé sur le rationalisme, sur l’exploitation effrénée de la nature, des travailleurs-citoyens et des pays du tiers-monde. Ecologistes et altermondialistes d’aujourd’hui sont dans cette mouvance. Car le libéralisme reste une idéologie aristocratique (Tocqueville l’a bien montré) où seuls les meilleurs (les plus éclairés, éduqués choisis par concours, les spécialistes, les technocrates) se sentent le « droit » moral de diriger et prennent en main le jeu politique. Elle est contestée enfin par Khomeiny en 1979, résolument tourné vers une lecture intégriste du Coran, absolument anti-occidental. Al Qaida reprendra ce flambeau en l’internationalisant.
L’idéologie a fonctionné grâce aux cycles longs de croissance Kondratiev qui ont permis un progrès sans précédent au 19ème siècle, accompagné du suffrage universel, puis de l’instauration de l’État-providence et de la décolonisation lors du second cycle né après 1945. Mais, analyse Wallerstein, le ralentissement de croissance dû à la phase B du cycle Kondratiev en cours, dès les années 1970, a contraint le budget des Etats et polarisé l’accumulation du capital privé, aboutissant à pressurer la classe moyenne (cœur du libéralisme) et à paupériser les strates ouvrières et immigrées. L’idéologie libérale se trouve donc face à ses contradictions : des promesses de changement permanent et de pouvoir au peuple qui ne sont jamais réalisées (pas même par Lénine !), et des inégalités sociales et nationales qui se creusent. Or l’économie, dans le prochain demi-siècle, ne va pas aider l’idéologie. Selon Wallerstein, quatre tendances font faire basculer le système :
1 - « L’expansion géographique ultime de l’économie-monde capitaliste (…) risque d’être portée à son terme dans un avenir proche. Le corollaire inévitable est une forte augmentation des coûts mondiaux de la main-d’œuvre…
2 - « Le coût mondial du maintien d’une couche moyenne immensément plus grande devient insoutenable à la fois pour les employeurs et pour les trésors publics.
3 – « L’imminence de la crise écologique » qui remet en cause « depuis environ 5 siècles l’accumulation du capital basée sur la capacité des entreprises à extérioriser les coûts (… par) sur-utilisation des ressources mondiales. »
4 – « Le béant fossé démographique qui se surimpose en sens inverse sur le fossé économique entre Nord et Sud (…) en train de créer une pression incroyable en faveur du mouvement migratoire… » p.206
Désormais, la modernité de la libération des hommes ne se confond plus avec la modernité de la technologie occidentale. C’est le sens de la révolte 1968 comme de la chute de l’empire communiste et scientiste en 1989. La science newtonienne laisse place à la complexité (relativité, principe d’incertitude, chaos, logique floue, fractales…) ; le Progrès unique et linéaire est contesté au nom de la relativité historique des phénomènes et des cultures ; quant à la finance… elle s’aperçoit que la Raison pure est une croyance qui demande à être partagée pour marcher. L’idéologie libérale se sépare à nouveau en trois : (1) renaissent des néo-conservateurs qui veulent bloquer le changement (notamment aux Etats-Unis), et (2) des néo-radicaux qui veulent imposer par la force d’Etat une démocratie « participative », (3) les « vrais » libéraux restant les modérés…
« Notre tâche actuelle, conclut Wallerstein, et pendant les 50 prochaines années, va être celle du développement d’une ‘utopistique’. C’est-à-dire la tâche d’une conceptualisation dans l’imaginaire de ce nouvel ordre social, en même temps que la participation active à la lutte pour le créer. Car nous ne sommes en rien assurés que la fin de notre très inégalitaire système historique actuel va automatiquement déboucher sur un système-monde meilleur. » p.209 Rendons hommage à cette sagesse politique, toute de pragmatique anglo-saxonne, bien loin des promesses platoniciennes sorties toutes armées du cerveau sûr de lui-même de nos technocrates ‘gendegôch’ ou facteur Che.
Pour notre part, nous sommes d’accord avec Wallerstein que tout système évoluant, l’idéologie qui la justifie doit changer. Nous comptons y participer à notre humble niveau. Mais il nous semble que, pour l’instant, notre génération étant celle de la transition, mieux vaut avancer sur des œufs pour assurer le meilleur épanouissement des hommes :
- La tentation du repli réactionnaire (fermeture des frontières, protectionnisme économique, ghettos sociaux de quartiers riches ou de banlieues, corporatismes, évasion fiscale) restera forte – et c’est humain. Rester entre soi est confortable et évite de penser l’avenir.
- La tentation autoritaire des « yaka » (foutre les immigrés dehors, faire raquer les riches, nationaliser les bénéfices, interdire les licenciements, forcer les gens à bosser, etc.) restera forte elle aussi, à droite comme à gauche… Sans que le cycle économique mondial puisse en être affecté : simplement la prospérité aura lieu ailleurs, en Asie chinoise peut-être, où la dose d’ordre et de libertés semble mieux maîtrisée. La Chine justement, comme l’Inde mais peut-être plus qu’elle étant donnée son altérité radicale à la culture occidentale, aura à notre sens son mot à dire sur cette nouvelle « géoculture ». Wallerstein n’en parle pas, trop américano-centré encore.
Paradoxalement, il nous semble donc que c’est encore « le libéralisme », non comme fin qui justifie les dominants mais comme instrument provisoire pour penser, qui offre la meilleure chance de dépasser « l’idéologie » libérale, celle qui régna de 1789 à 1989 ! Car être « libéral » c’est – répétons-le après Wallerstein - accepter le changement comme inévitable et vouloir l’épanouissement des hommes, le tout en tentant de maîtriser ce qui survient par la raison. Une variante humble de « la fadeur », pointée comme une valeur positive par la culture chinoise selon François Jullien , car la fadeur n’exclut rien. Le libéralisme peut apparaître « fade » aux yeux des autoritaires confits dans le « yaka » volontariste, et qui se prennent volontiers pour les dieux ; il peut apparaître complaisant aux réactionnaires qui ne rêvent que du bon vieux temps où on les respectait. Mais cette fadeur et cette souplesse sont peut-être justement ce qui lui permettra de s’adapter, une fois encore, aux cultures qui viennent d’ailleurs…
Immanuel Wallerstein, L’après-libéralisme – essai sur un système-monde à réinventer , 1999, éditions de l’Aube Poche 2003, 219 pages