Voici un témoignage de Guinée. Celui de Nadine Barri, dans son livre “Les cailloux de la mémoire”.(Karthala).
La page qui va suivre présente cet autre témoignage. Il est signé Aïssatou Bah. Il est emprunté à Guinéenews - Conakry :
Conakry : Témoignages authentiques d’un calvaire au quotidien d’une jeunesse aux abois. Wawa : un autre train de vie.
Posté le: 9/14/2008 4:58:16 PM
Il a été poignardé en pleine figure. Dans son quartier, à l’instar d’autres secteurs de la capitale, la guerre des gangs fait rage. Dans ce milieu où le désœuvrement règne en maître, où les perspectives sont aussi sombres que précaires, on est agressé sans raison apparente.
C’est ce qui est arrivé à Bakary, en ce crépuscule de fin de semaine. Après une bousculade délibérée, une demande d’explications houleuse, des excuses refusées, Bakary, tombant dans le piège de la provocation, affronte ses adversaires. Il est seul, ils sont quatre. Il est vite terrassé avant de recevoir un coup de couteau en pleine figure et de perdre aussitôt connaissance. Appelée d’urgence sur les lieux, la famille accourt. Bakary est conduit dans un petit dispensaire des environs où, contre quelques billets de francs guinéens, il reçoit les premiers soins : un sérum antitétanique, du mercurochrome et un pansement. Quant à recoudre la blessure, le médecin est formel : quelques billets de banque en plus seront nécessaires. Démunie et inquiète, la mère tente de plaider : elle a vraiment donné tout ce qu’elle possède, elle n’a plus rien. Il est vrai que Bakary lui avait confié ses petits gains, perçus en accomplissant de menus travaux dans le voisinage, mais elle avait tout dépensé pour acheter de la nourriture aux petits. Elle est tenaillée par le remords. Si seulement elle avait su ! Elle supplie le monsieur en blouse blanche de lui soigner son garçon, surtout que le praticien n’a pas manqué de lui signifier que mal soignée, la plaie risquait de s’infecter, non sans ajouter que « cela serait très grave, la blessure étant située dans un endroit aussi vulnérable que la tête. » Redoutant le pire, la mère laisse échapper un sanglot, implore encore. Rien à faire, le médecin reste intraitable, rétorquant que lui aussi a des ventres à nourrir, des médicaments à acheter, un transport à payer… Titubant, le visage crispé et ensanglanté, n’ayant pas encore tout à fait réalisé ce qui lui arrivait, Bakary, retenu par sa mère en larmes et ses amis accourus aux nouvelles, quitte le dispensaire.
Un garçon intelligent et courageux
Elève dans un établissement public de la banlieue de Conakry où il vit avec sa famille, grand, très sportif et bien bâti, Bakary est un beau garçon qui, malgré les apparences, est encore dans l’adolescence. Dans son regard sombre, on peut aussi bien lire la frustration que lui imposent les difficultés quotidiennes que la détermination à réussir sa vie. Né à Abidjan d’un père malinké et d’une mère peulhe jadis installés en Côte d’Ivoire, il a prématurément perdu son père, un homme qui avait réussi dans les affaires dans la capitale économique ivoirienne et qui n’a pas survécu à la perte de sa fortune après les troubles qui ont secoué le pays au début de la décennie.
Désormais veuve et seule responsable d’enfants en bas âge, sa mère décide de rentrer en Guinée auprès des siens. Sa famille, confrontée à ses propres soucis, est trop pauvre pour l’épauler dans l’éducation des enfants. Remariée à un Camara de Forécariah, un brave type au chômage qui se lève tous les jours aux aurores pour sillonner la capitale à la recherche d’une activité afin de nourrir une famille qui s’est agrandie de deux naissances, la mère de Bakary s’épuise à trouver de quoi nourrir sa progéniture. Le marché du coin ? Les prix des denrées augmentent tous les jours. Et encore ! Cela est valable pour les ménages qui peuvent se payer le luxe d’y faire quelques emplettes au quotidien. Quand la saison est favorable à la cueillette des mangues, pour plusieurs familles du quartier et d’ailleurs, le repas consiste à la consommation de ces fruits crus ou cuits dans la marmite qui est censée servir à préparer les différents repas du jour, mais dont l’utilisation devient cependant de plus en plus rare, faute de moyens.
Il ne rechigne pas à la tâche, Bakary. Sitôt rentré à la maison une fois l’école finie, et avant d’aller se livrer à son sport favori, le football, il loue ses jeunes muscles en s’adonnant à de menus travaux. Avec sa brouette acquise il y a de cela quelques mois par on ne sait quel moyen, il propose ses services comme apprenti maçon en transportant gravier et sable après avoir aidé à creuser les soubassements des chantiers domestiques. A l’occasion, il aide aussi à accomplir peinture et carrelage, à confectionner des briques destinées à la construction, même s’il n’est pas toujours rémunéré, « pour apprendre. » S’il n’offre pas tout bonnement son « assistance » moyennant finance aux voisins pour la coupe des petites branches débordantes des manguiers dont les feuilles, d’après les conseils qu’il leur prodigue, abîment la toiture de leurs maisons. « Je vais vous éviter des désagréments en même temps que je vous fais faire des économies. Vous me payez, et je vous évite des tôles percées, de l’eau dans vos lits et l’obligation d’acheter des tôles neuves si chères, sans compter les frais de main-d’œuvre pour leur pose » leur lance-t-il malicieusement. Le petit pécule gagné çà et là à force de témérité, Bakary le confie à sa mère, pour, dit-il réaliser un projet, l’ouverture d’un petit télé centre de fortune devant l’entrée de la maison. Mais pour cela, il faudrait que le propriétaire des lieux n’y voie pas d’objection, car les parents de Bakary louent deux chambres contiguës dans une cour exigue qu’ils partagent avec d’autres familles.
Ses plus jeunes frères gagnent de temps en temps un billet décoloré de 500 FG, en allant évacuer des ordures à la décharge (dont on connaît les dangers que courent les petits qui la fréquentent) ou en allant chercher de l’eau au forage, courbant l’échine sous le poids de bidons qui pèsent presqu’autant que leurs kilos.
La nuit de son agression, Bakary et sa famille n’ont pas rendez-vous avec le sommeil. Sa blessure le fait atrocement souffrir, il perd de nouveau connaissance. Le lendemain matin, son père adoptif se rend au commissariat. On lui rétorque que pour déposer une plainte, il doit débourser 10 000 FG, somme nécessaire, lui explique-t-on, pour retrouver les assaillants et les amener à répondre de leur forfait. Le père est stupéfait : comment peut-on lui réclamer de l’argent alors qu’il ne peut même pas payer les frais nécessaires pour soigner son garçon ? « Vous avez juste à nous donner 10 000 francs, insistent les policiers. Car une fois cette somme payée, si nous retrouvons les agresseurs, ce sera à eux de payer les soins médicaux de votre fils. » Pas du tout convaincu par ce discours, et les poches vides de toute façon, notre homme quitte « les forces de l’ordre » la tête basse. Retour à la maison, où Bakary se tord de douleur, la tête sur les genoux de sa mère, entouré par ses petits frères et sœurs apeurés, et par les copains très tôt revenus s’enquérir de ses nouvelles
Les copains, d’ailleurs, ont juré de le venger par le sang. La chasse à l’auteur du coup de couteau a commencé dès la veille. Celui-ci, flairant le danger, s’est évidemment éclipsé avec les caïds de son clan. Dans le quartier où la consommation de drogue n’est un secret pour personne, deux gangs sévissent et se mènent une guerre sans merci. Les jeunes, dès la puberté, sont obligés de choisir l’un ou l’autre camp: pas question de rester neutre. « On subit des pressions intolérables de part et d’autre. Chacun des groupes nous dit : si tu ne veux pas t’engager dans nos rangs, c’est que tu es contre nous. Résultat : pour ne pas avoir tout le monde à dos et risquer notre vie sans personne pour nous défendre, chacun de nous choisit sa « nouvelle famille » en fonction de critères comme la présence d’un copain au sein du groupe, l’ascendance de l’un des gangs sur l’autre à un moment donné, etc. » confie un tout jeune homme.
Destination Wawa : le monde insensé des enfants du pouvoir
Sur la route qui mène à la sortie de Conakry, un cortège attire l’attention : deux camions remplis de militaires armés jusqu’aux dents escortent une voiture tous terrains. Les sirènes retentissent de temps à autre, des cris et des injures sont proférés par les hommes en tenue prêts à faire usage de leurs armes pour écarter les automobilistes qui n’auraient pas compris le rang si important des occupants de la luxueuse voiture : des enfants du président de la République, accompagnés d’autres enfants de barons du régime, ont exprimé le vœu d’aller passer quelques heures à Wawa. Ils sont à Conakry pour les vacances, et ont décidé d’aller se prélasser un peu au « village ». A propos de village, il s’agit plutôt d’un ranch de plusieurs hectares qui abrite des chevaux bien nourris et bien entretenus, de grosses vaches rondelettes, d’innombrables véhicules 4×4 étincelants, des champs à perte de vue qui pourraient nourrir plus d’un Guinéen… Une belle bâtisse surgit au regard des visiteurs. Richement aménagée, la maison de trois étages, équipée d’un ascenseur, est vide : le président Conté est à Conakry dans ses palais de la capitale.
Les jeunes visiteurs sont détendus, épanouis, sans le moindre souci. Pendant les heures que durera leur visite dans ce ranch qu’on croirait situé sous d’autres cieux, loin du territoire guinéen, ce riche domaine entouré de la misère d’une population aux abois, ils vont passer des moments inoubliables. La table est mise, on déguste des victuailles à profusion, on s’interpelle joyeusement, on rit de toutes ses dents, on se lance des blagues à n’en plus finir, et on n’en finit plus de rire. Pourquoi pas ? La vie est belle, elle se présente sous les meilleurs auspices. Et tant pis si des milliers de Bakary à travers le pays la perçoivent autrement, privés du minimum vital auquel ils peuvent légitimement prétendre, dans une Guinée, la leur, au sol fertile, au riche sous-sol exploité par des sociétés minières étrangères qui se partagent la manne avec des dirigeants véreux. Tant pis pour les malades démunis dont les corps s’entassent dans les morgues (s’ils ne sont pas chassés des hôpitaux faute d’argent avant d’y mourir.) Tant pis pour les enfants affamés, les pères honteux d’être au chômage et à qui on a ôté toute dignité de chef de famille, les mères qui triment pour faire survivre leur progéniture, les jeunes sans perspectives, drogués par ceux-là même qui sont censés les en protéger.
Nos visiteurs de Wawa, eux, sont bien nourris, bien soignés, voient l’avenir en rose. Ils ont des comptes en banque bien garnis, de l’argent de poche en devises à volonté, des études assurées à l’étranger, des villas luxueuses en Afrique, des appartements onéreux en Occident, des maisons cossues en Orient. Décidément, ils n’ont pas le moindre souci, ces jeunes-là. Ils sourient à la vie. Et la vie le leur rend si bien…
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