C’est la rentrée, disent-ils. C’est la rentrée alors que beaucoup ne sont même pas partis ou sont déjà, depuis longtemps, rentrés ; à la fois ici et là-bas.
Rentrer dans le rang, rentrer au bercail, la tête dans les épaules, rentrer le ventre, dans le chou, le lard…
Mais c’est la rentrée ; politique, sociale (chaude, forcément chaude, puis tiède puis « de manière satisfaisante »), télévisuelle, parlementaire, scolaire, littéraire etc.
Septembre, chaque année, c’est ça, tendu, nouveau, prometteur, aigu, vivifiant, harassant, douloureux… Ca s’agite frénétiquement, face à l'inconnu.
Et puis, finalement, quoi ?
Qui désire vraiment se coltiner le spectacle pour tous, resucée de l’exercice précédent, à peine ravalé par quelques dégoulinantes moulures décoratives en polyuréthane ?
Revoir Xavier Bertrand…
Revoir Drucker…
Revoir le débat public, comme on dit…
Revoir le pouvoir d’achat, les réformes, les impatiences, la pédagogie, les « socialistes », les buzz et les buses, les analystes-conjoncturistes-observateurs.
Revoir toutes ces choses dont on connaît déjà, à quelques détails de scénographie près, la forme, la temporalité, les procédures de dévoilement. Revoir ce qui n'a cessé d'être vu.
Subir les « c’est pire que prévu » et les « rebonds inespérés ». Les chiffres qui ne mentent pas puis l’omni-ceci et l’omni-cela et se voir badigeonnés de la novlangue encapsulée aux effets reliftants.
Se coltiner le nouveau (et intéressant) jeu « démocratique », l’exercice de la liberté, les choses qui passent, font « événement », rebondir (boiiiinnnng !) dessus, plus ou moins mollement, croire penser, penser croire…
Et aussi conduire sa carcasse, préserver sa peau, passer entre les gouttes.
Repartir pour un tour, avec le désir que le tour soit plus rapide, ou finisse mieux. Avec quelques sensations, dues à la force centrifuge. Le bon stress et le mauvais stress.
Imaginer sortir de la morne circularité des choses et, in fine, escompter seulement ne rien perdre en cours de route.
A peine la média-temporalité estivale à base de chassés-croisés, de cordées qui finissent mal, de lois votées en toute quiétude, d’asthénie à peine réparée, de numéros spéciaux, de mercato, de Marc Lévy, évacuée que la scansion du "retour" est déjà là. Et son expansion dans le temps : le doux ronron de l’intolérable, celui que l’on croit éteint quand le soleil est censé tenir son rôle fédérateur, l’humiliation comme unique météorologie, la corruption au sens (grand) large et la corruption du sens...
Le bourdon du retour. Un drone.
Cet écoulement-là est mortel.
"- Question : Qu'y a-t-il de commun entre Ludwig Wittgenstein et Robert Musil, deux auteurs qui n'ont cessé de nourrir votre pensée ?
- Jacques Bouveresse : L'un des éléments, parmi beaucoup d'autres, qui m'ont fasciné est la capacité d'autonomie et l'énergie morale impressionnantes qu'ils ont été capables l'un et l'autre de déployer pour résister à la pression de leur époque et aux sollicitations de l'air du temps. Ils se sont consacrés de façon à peu près exclusive, dans des circonstances parfois dramatiques, à ce qu'ils considéraient comme une obligation absolue, comme la tâche de leur vie. Robert Musil a voué près de trente ans à l'écriture d'un seul et unique roman, L'Homme sans qualités, qu'il n'a d'ailleurs pas pu achever, sans jamais rien céder sur ses exigences, même dans les dernières années où il a connu l'exil en Suisse et la pauvreté. Ce qui me frappe est ce sens aigu des obligations exceptionnelles que l'on a envers soi-même et envers le monde dans lequel on vit, alors que les intellectuels d'aujourd'hui me semblent avoir plutôt tendance à revendiquer surtout des droits exceptionnels. Brian McGuinness, l'un des biographes de Wittgenstein, a parlé à son propos d'un « devoir de génie », mais il y avait aussi, chez lui, le sentiment d'être sous le contrôle d'une autorité morale inflexible qui ne pouvait accepter de lui autre chose que le meilleur."
Assis sur la berge, je regarde le fleuve. Le reflet d’un peuplier sur la surface se présente à mes yeux. Cette image se diffracte en une multitude de taches plus sombres et mouvantes, au gré du vent et des vaguelettes générées. Chaque tache, à la manière du « Cri » de Munch, semble surgir régulièrement, s’étirer au fil de l’onde, se tordre, puis s’effacer tandis que la suivante entame le même cycle. Je projette alors de scruter précisément le point d’apparition d’une sous-forme, d’en observer la géographie et le rythme. Bloquant mon œil en un point fixe, je tente de suivre la forme et la pulsation du morceau de peuplier réfléchi. Et là, une difficulté apparait ; à chaque fois que je m’évertue à bloquer mon œil sur le lieu de surgissement de l’objet, l’œil ne peut résister à la dérive et suit alors automatiquement la déambulation et la déformation de la tache. Il m'est impossible de ne pas être attiré par le mouvement. Mon œil se reprend, revient à l’origine, se fixe puis se trouve à nouveau happé par l’onde.
Je décide de forcer mon observation, de ne pas flancher et, assez rapidement, je ne vois plus rien. Une douce rêverie, comme une hypnose légère, s’empare alors de l’observateur amateur. Il me faut un repère, une forme fixe sur laquelle concentrer mon attention ; je me lève afin d’aviser une pierre, sous l’eau, un rocher. Alors, du fait de l’angle nouveau, c’est le reflet lui-même qui se soustrait. La surface de l’eau devient un simple réseau de ridules et de transparence.
Revenu à ma position initiale, et formant avec mon pouce et mon index une sorte de viseur de précision, le processus ne peut alors plus m’échapper. Dans la position du sniper assis, scrutant un périmètre restreint de la surface de l’eau par le petit trou formé par mes doigts, j'observe enfin la naissance d’un élément du reflet. Gonflant rapidement, s’étalant, il quitte mon œilleton. Un autre, à sa suite, semble surgir de nulle part, un peu à côté. Puis un autre, imperceptiblement décalé dans le temps, perceptiblement ailleurs dans l’espace. Tout ce que la physique la plus rudimentaire sait déjà.
Je me déshabille et vais me baigner, plongeant dans le peuplier torturé.
Le rapport entre ces éléments, la cohérence ?
Un devoir de rentrée.
Sinon...
f
(Peut-être s'agit-il, en vérité, d'un cyprès...)