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Le krach de la Raison pure

Publié le 16 septembre 2008 par Argoul

Le krach boursier saisonnier est là ; commencé en septembre, il connaîtra peut-être le pire en octobre – comme d’habitude depuis 1929, 1987, 2001, 2007… C’est dans la panique que l’on fait les meilleures affaires parce que la raison est abandonnée et que tout le monde crie sauve-qui-peut. Mais il n’y a jamais urgence à intervenir car une panique s’étend par vagues comme un incendie, et qu’elle ne s’éteint pas de suite, pas avant que les « mains faibles » aient éradiqué jusqu’à la dernière trace de risque en vendant tout ce qui est possible.

Nous vivons dans un monde tragique. Contrairement au monde platonicien où tout est dans l’ordre – « ailleurs » - le monde tragique est mi-figue mi-raisin, toujours. Il n’y a pas d’autre monde ni de Dieu salvateur, ni de souverain Bien, ni de Loi de l’Histoire ou de Vérité qui n’attend que d’être révélée : il y a au contraire l’infini complexe du monde naturel et des profondeurs humaines. Le pire et le meilleur – toujours. Le yin et le yang, mêlés, ce petit point de couleur opposée dans la virgule de l’autre. Le tragique est notre monde ; le monde des Idées (de Platon, de Hegel, du Pape et des croyants de la finance) n’est pas le monde réel.

Démonstration : si la crise financière se précipite et que rien ne vaut plus rien, c’est à cause de la croyance souveraine en la Vérité, la Modélisation et la Sophistication.

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La vérité

Lehman Brothers, comme toutes les entreprises, a parqué des engagements dans le hors-bilan. Enron avait fait pareil et cela continue. Pourquoi ne pas changer le modèle comptable ? Pourquoi croire tellement en la Vérité – la transparence, la confession publique, le grand déballage people à l’américaine – qu’il faille évaluer en comptabilité tous les engagements à terme au seul prix de  marché instantané ? Cela fonctionne tant qu’un marché fonctionne ; et quand il n’y a plus que des vendeurs (dans les situations de panique comme aujourd’hui) le meilleur actif ne « vaut » plus rien ; il n’a « pas de prix » parce que personne n’est capable de proposer un quelconque prix. La Vérité platonicienne n’a que faire des pauvres larves qui se traînent sur le sol : pas de prix, pas de valorisation – et que tous les Lehman du monde fassent faillite du moment que la Vérité comptable et immuable rayonne.

Les modèles mathématiques

Se souvient-on encore du fonds LTCM, en faillite virtuelle en 1997 avant que la Fed appelle à la rescousse un pool de banques (dont Lehman…) pour le sauver ? Ce fonds qui spéculait sur l’avenir avec un effet de levier colossal avait été fondé par des prix Nobel d’économie et était alimenté de modèles mathématiques qui tournaient dans de jeunes têtes bien pleines. Sauf qu’un modèle n’invente rien : il ne sort que ce que vous lui avez entré, la moulinette en plus… Or, tout ce qui est humain n’obéit pas aux lois impeccables de la physique – ce pourquoi on désigne les sciences en question d’« humaines ». Si vous entrez dans un modèle des données passées, il vous sortira la probabilité que le passé ressemble à l’avenir - jusqu’à ce qu’une aile de papillon engendre un cyclone (ce qu’on appelle par euphémisme les « queues de distribution ». Où a-t-on modélisé le comportement de foule et la panique des marchés ? Si, chez les analystes, le risque disparaît si volontiers qu’ils projettent à l’infini le taux de croissance long terme (oui, à l’INFINI !), dans le monde réel, humain, qui a une fin, le risque existe. On ne fait pas boire un âne qui n’a plus soif, mais un analyste ou un modélisateur, si. Il a « raison » puisque le calcul le démontre – et que tous les Lehman du monde fassent faillite du moment que le Modèle mathématique immuable rayonne.

La sophistication financière

L’économie, au fond, est assez simple : faire avec ce qu’on a pour produire plus que les éléments épars. Mais l’économie est trop simple, trop vulgaire de bon sens pour les sectateurs de Vérité armé du Modèle mathématique. Tout est calculable, disent-ils, et du moment que tout est Vrai (transparent, étalé, oublié à force d’être sous votre nez) – rien de faux ne peut arriver. Tous les établissements financiers (banques, assurances, fonds de pension) détiennent des actifs ont procédé à des échanges d’actifs par swaps et autres opérations à terme. Tout cela se calcule, volatilité historique et risque instantané. Avec cela, on est invulnérable. Voire… comme les opérations sont complexes, très nombreuses et conclues pour des années, toute situation de panique fait entrer dans le brouillard. Plus personne ne sait qui a quoi et qui doit quoi à qui. Il y a pour des années de cadavres dans les placards, subprimes, ADS, ARS, CDS, etc. Trop compliqué, trop répandu, trop abstrait. Une grande banque française que je connais bien, farcie de tête d’œuf formatées aux seuls maths dans leur courte existence, ne craignait pas d’affirmer que leur « modèle des spreads de swap » avait « recours à un modèle de corrections d’erreurs qui permet de distinguer les tendances de long terme des chocs court terme éphémères. » Et d’assurer, un peu plus loin dans le texte que « la modélisation offre une robustesse et un pouvoir prédictif élevé. » Certes… quand toutes choses sont égales par ailleurs. Ce qui justement n’est jamais le cas dans les périodes de panique mais qu’importe – et que tous les Lehman du monde fassent faillite du moment que la Sophistication raffinée de la finance rayonne.

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Vérité, Modélisation et Sophistication sont la rançon de la Raison pure, ce tropisme platonicien qui sépare le souverain Bien (toujours hors du monde, où il brille) de la laideur terrestre. A long terme ? Mais nous serons tous mort, s’écriait John Maynard Keynes. Lui, au moins était un économiste qui avait compris que la science humaine n’est pas mathématisable de part en part et que subsistera toujours cette incertitude du risque : justement parce que nous sommes mortels et que nous n’avons pas le temps. Keynes fut l’un des rares économistes à être devenus riches en investissant personnellement en bourse. En 1929, il a élaboré sa fameuse « Théorie générale » que tout le monde cite encore sans l’avoir sans doute lue.


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