À propos de l’ouvrage d’Hervé Defalvard “Les non-dits du marché. Dialogue d’un économiste avec la psychanalyse” (Coll. Humus, Érès, 2007)
Thierry Florentin - 01/09/2008
Source : http://www.freud-lacan.com
Depuis quelques années, un certain nombre de travaux et études se succèdent, tentant d’approcher et de cerner au plus près les répercussions pour l’homme des contraintes sociales et économiques dans lesquels l’évolution de la société, plus particulièrement les phénomènes liés de près ou de loin à la mondialisation, l’entrainent.
Parmi les premières d’entre ces études, on pourra citer L’horreur économique de Viviane Forester, toujours actuel.
A sa suite, l’excellent Dany Robert Dufour, dont on recommandera particulièrement, outre On achève bien les hommes, son dernier ouvrage Le Divin Marché.
Le travail de Marcel Gauchet reste un fondement incontournable à qui veut aborder ces questions.
Plus proches de nous, les travaux de Jean-Pierre Lebrun, dont Un monde sans limites, et de Charles Melman, tels que L’homme sans gravité, sont devenus des références.
Freud, le premier, avait, il est vrai, ouvert la voie avec notamment Malaise dans la civilisation.
“L’inconscient, c’est le politique”, disait Lacan, soulignant par là, qu’il ne pouvait exister de théorie du sujet en dehors d’une théorie du social.
Hervé Defalvard, économiste, qui avait déjà présenté ses travaux dans le cadre de Journées de l’Association Lacanienne Internationale sur le Don, en 2005, nous propose à son tour dans cet ouvrage sa lecture de la mondialisation, en s’appuyant sur l’enseignement de Lacan, et notamment, à partir de la tresse Réel Symbolique Imaginaire, des quatre Discours plus le Discours du Capitaliste, et du tableau de la sexuation.
Un point de vue “en extension”, mené dans le cadre du groupe orléanais A.L.E.F. (Association de lectures et d’études freudiennes), où il anime un atelier dont les participants se proposent d’élaborer une “critique sociale thérapeutique de l’existence en milieu capitaliste”, d’en repérer pour le sujet désireux de se réapproprier son existence les points d’attache et de rupture.
Comment rester un parlêtre, un être de parole, alors même que nous sommes en permanence immergés dans le langage du libéralisme économique, langage qui forclot la parole, pour nous assigner comme consommateur passif d’images et d’objets.
Quelles sont les nouvelles coordonnées sociales de cette condition ultra-libérale faite à l’homme, voici la question à laquelle Hervé Defalvard tente d’apporter sa pierre, et pour laquelle il déplore que ses collègues économistes, spécialistes du marché par profession, soient dans l’ensemble peu intéressés, laissant le champ aux philosophes, et aux psychanalystes, et ne prêtant aux chiffres (une inflation à deux chiffres, un déficit de trois milliards d’euros, etc.. .) aucune valeur symbolique, mais physique.
En effet, pour l’auteur, et cette idée, souligne-t-il, est au coeur de son enseignement universitaire de premier cycle de micro économie : “En tant qu’elle constitue la grammaire qui fait du libre marché un lien social, la micro économie offre un point de contact avec les modélisations de Lacan”.
Et le promoteur du libre marché, en France, c’est Turgot, lors de son bref passage au gouvernement de Louis XVI, à qui il commence par rendre hommage, et qui, en instituant par ses réformes et décrets de 1774 et 1776 le libre marché des biens et du travail, abolit de fait le lien de subordination ancestral entre maitres et valets : “Elles autorisent chacun par sa libre activité à poursuivre les fins qui lui sont personnelles et à travers néanmoins la tension entre la réalisation d’un travail pour autrui (en tant que salarié ou travailleur indépendant), et un travail pour soi. Elles font aussi le pari que chacun dispose de la raison suffisante pour mener une vie autonome, individualiser les fins de son agir.”
Ni François Furet, qui fait remonter le véritable départ de la Révolution Française à Turgot, ni Lacan, rappelle l’auteur, ne s’y sont trompés, qui place en exergue de son ouvrage cette citation de Lacan dans le séminaire D’un Autre à l’Autre : “Si l’ère moderne a un sens, c’est en raison de certains franchissements, dont l’un a été le mythe de l’ile déserte”.
Deux ruptures majeures dans l’Hexagone au XXième siècle : la chute du lien patriarcal traditionnel, et la fin de la politique coloniale
C’est au cours des deux décennies 1960 et 1970, en l’espace d’à peine une génération, qu’Hervé Defalvard repère deux ruptures majeures, dans la société française, d’une part celle de l’abandon du soubassement patriarcal, qui conduit à l’émancipation des femmes d’une part, d’autre part l’arrivée sur le marché du travail des jeunes issus de l’immigration post-coloniale.
Ainsi, qui, parmi les jeunes générations pourrait encore se représenter que ce ne fût qu’en 1965, soit il y a à peine plus de trente ans, que l’autorisation légale et requise du mari à ce que son épouse perçoive un salaire de son employeur a été supprimée.
Le résultat pour les femmes en sera une conquête de leur indépendance, à la croisée de l’économie du pouvoir et de celle du désir.
Il s’agit, dit Hervé Defalvard, d’une conquête à deux faces.
La première face est représentée par le mouvement collectif par lequel les femmes se sont appropriées leur corps propre comme une affaire privée, mouvement qui conduira à l’abolition de la loi de 1920, et à la dépénalisation de la contraception et de l’avortement, dont Hervé Defalvard retrace brièvement, mais de manière salutaire, l’historique, jusqu’au combat du député Neuwirth et de la ministre Simone Veil dont on n’épuisera jamais suffisamment le rappel et l’évocation du courage personnel et politique qu’il lui fallut face à la hargne de ses détracteurs.
Il s’agit ici, dit Hervé Defalvard, d’une logique de la différence, différence affirmée des femmes vis-à-vis des hommes, de l’appropriation par les femmes de leur corps propre, revendiquant leur expérience et la prise en mains de leur sexualité et de la maternité.
La deuxième face, qui est articulée à la première, et qui en découle, car elle n’aurait pu se réaliser autrement, et dont la visée n’est cette fois plus collective, mais individuelle, repose sur une logique de l’égalité.
Il s’agit de l’investissement des femmes dans les études, dans l’objectif de se présenter mieux armées face au marché du travail, et dans l’espoir d’une indépendance économique que leurs mères n’avaient pu acquérir à leur génération.
En dehors des filières scientifiques, et des grandes écoles, où les femmes continuent à être sous-représentées par rapport aux hommes, on observe même une inversion de la réussite scolaire. A cet égard, les chiffres sont éloquents. Au sein de la génération née en 1927, les femmes comptaient 9 ,7% de bachelières, contre 15,4% pour les hommes. Au sein de la génération née cinquante ans plus tard, en 1977, le décompte fait apparaître 70% de bachelières, contre 61 % pour les hommes, le point de croisement des deux tendances s’opérant au niveau de la génération née en 1947.
Là où les femmes nées en 1927 ne sont que 2,5% à obtenir une licence, pour 7% d’hommes, celles nées en 1977 sont 26%, et de seulement 23 % pour les hommes, le point de croisement se réalisant pour la génération née en 1960.
H. Defalvard rappelle avec justesse que Sartre avait déclaré à Simone de Beauvoir au moment de la sortie de son ouvrage, Le deuxième sexe, que ce dernier était bien plus révolutionnaire que ses propres écrits politiques.
Les deux faces de cette évolution, nous rappelle l’auteur, ne correspondent pas aux mêmes contraintes, ni à la même économie du désir. Le premier terme renvoie à l’aspect instrumental du travail, qui ne doit plus être sous la dépendance des contraintes domestiques, le second à la réalisation de soi dans un projet professionnel personnel, qui devient prioritaire à la fondation d’un foyer.
Hervé Defalvard nous livre d’autres chiffres statistiques, dont les économistes et sociologues sont si friands, mais qui sont autant d’appuis à l’appréhension de cette révolution dans la vie des femmes au quotidien.
Ainsi, si 61 % des femmes de la génération née en 1945, ont eu leur premier enfant avant vingt cinq ans, ce taux chute à 37% pour la génération née en 1965, et ce recul s’est encore accéléré pour les générations suivantes.
Aussi Hervé Defalvard nous rappelle assez finement que si l’opérateur premier de l’identité sociale des jeunes femmes est le marché du travail, il n’en est pas l’unique, tout au contraire, souligne t-il. Les enfants conçus plus tardivement, se met ainsi en place, une fois l’autonomie sociale des mères réalisée, une nouvelle recomposition de l’économie du désir d’enfant, ce que Marcel Gauchet appelle “l’enfant du désir”.
Avec le travail à temps partiel, le temps choisi, l’interruption des périodes professionnellement actives, notamment à la naissance du deuxième enfant, etc.., les femmes ont inauguré ce que Hervé Defalvard nomme “le libre marché du travail”, manifestant aujourd’hui une nouvelle articulation entre l’espace domestique du foyer et l’espace économique du marché.
Une nouvelle grammaire se crée ainsi, sous nos yeux, dont les formules lacaniennes de la sexuation, écrit encore Hervé Defalvard, sont en mesure de rendre compte.
En s’appropriant ce libre marché du travail, les femmes ont défait le point de confusion entre “sceptre et Phallus”, entre rapports de pouvoir et rapports de sexe, sur lesquels les liens de parenté opéraient jusqu’ici, sur le mode patriarcal de l’échange des femmes par les hommes, faisant d’elles des objets d’échange.
Le libre marché du travail initié par les femmes fait ainsi passer l’humanité d’une logique sociale, du côté gauche du tableau de la sexuation, où l’homme appartient à un tout social, une totalité fermée, guerrière, du tous faisant Un avec une majuscule, en étant “tous contre un”, ce un étant l’ au-moins-un de la castration qui limite cette totalité, toute-phallique, puisqu’il en est l’exception, l’ennemi, le concurrent, le rival, père fantasmatique de la horde primitive tué par ses fils, à une autre logique, sise du côté droit du tableau de la sexuation, et régie par un autre opérateur, qui n’est plus symbolique, mais numérique, ouverte indéfiniment sur les autres, puisque chacun y fait un, avec une minuscule, en étant dans l’échange avec ou contre tous les autres, au un par un, placé sous le registre de l’égalité, logique sociale pas-toute phallique, puisque le sujet n’appartient pas totalement à la totalité sociale, mais la déborde, chacun y faisant un tout seul.
Les conséquences cliniques de ces deux manières différentes d’organiser le lien social ont été décrites par Jean-Pierre Lebrun dans ses ouvrages, et Hervé Defalvard reprend une réflexion de Charles Melman à ce sujet, pour lequel la différence des sexes n’est pas totalement référée par la castration.
A ce “Chacune de nous les femmes”, où le signifié n’est plus sous la barre de la différence des sexes, mais des goûts, des talents, des compétences, de ce que chaque un voudra bien y inscrire, y compris rajouterions nous, des différences régionales, nationales, ethniques, etc.., Hervé Defalvard appelle de ses voeux à l’émergence d’un “Nous les hommes”, qui ne s’arc-boute pas sur un “patriarcat à l’ancienne devenu intenable”, le registre de tous les hommes faisant Un en étant tous contre un.
A la dépendance des femmes mariées à leur époux dans le lien patriarcal, Hervé Defalvard associe historiquement la dépendance des peuples colonisés dans le lien colonial et impérial.
Au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, les mouvements d’émancipation et d’indépendance dans les colonies françaises prennent de l’ampleur, et revendiquent les droits des peuples inscrits dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, dont ils avaient été jusqu’ici exclus, entrainant l’économie française dans le sillage de la décolonisation (en même temps que d’autres facteurs, tels que le plan Marshall, mis sur pied pour financer la reconstruction économique de l’Europe, le plan franco-allemand Acier-Charbon, et la construction européenne), et à sortir des rails étroits d’une économie impériale et coloniale, version politique et économique du “tous les mâles faisant Un en étant tous contre un”, à une économie mondialisée de libre marché.
A ce sujet, Hervé Defalvard nous rappelle qu’à la veille de la Première Guerre Mondiale, l’Europe coloniale contrôlait les quatre cinquième de la planète.
La France est alors au coeur de ce mouvement impérialiste des nations européennes, présente en Algérie dès 1830, puis en Afrique sub-saharienne, et en Asie.
Cependant, rappelle Hervé Defalvard, la sortie du modèle colonial, n’a pas pour autant coupé le lien colonial de la France avec ses anciennes colonies.
Le cordon colonial persiste, par le biais notamment de l’immigration, entrainant des conséquences sur la composition du libre marché du travail en France, notamment par les conditions d’accès à ce libre marché du travail des jeunes issus des populations post-colonisées.
Un certain nombre de travaux et de documentaires (Yasmina Benguigui Mémoires d’immigrés, M. Lallaoui Un siècle d’immigration en France, etc…) montre comment l’immigration clandestine, contournant les décrets d’encadrement et de contrôle de l’immigration étrangère, fût au départ organisée et orchestrée par les grandes entreprises françaises consommatrices d’une main d’oeuvre nécessaire à la reconstruction d’après-guerre, envoyant leurs émissaires au plus loin des villages et régions d’Algérie ou du Maroc jusque dans les années 70.
A cet égard, en effet, il convient bien de distinguer deux périodes historiques. D’une part, une période qui s’étend du milieu des années 50 à 1974, qu’Hervé Defalvard nomme les “vingt glorieuses de l’immigration”, dominée par un souci libéral de favoriser la libre circulation des hommes, et de pallier au manque de main d’oeuvre , puis à partir de 1974, date marquée par le choc pétrolier et la crise économique, on assiste à une politique stricte de fermeture des frontières, sauf le cadre du regroupement familial et du droit d’asile.
Ainsi, en même temps que s’affirme le cadre de plus en plus libéral du marché du travail, avec la construction européenne, le traité de Maastricht en 1992, l’instauration de la monnaie unique, etc., les jeunes issus de l’immigration post-coloniale arrivent sur le libre marché du travail non plus sur le mode colonial comme leurs parents, mais dans le contexte libéral du libre marché du travail.
Il s’agit d’un changement radical, en l’espace d’une génération. Cela n’empêche qu’ils subissent malgré tout une discrimination spécifique.
Chiffres à l’appui, Hervé Defalvard emprunte à l’économiste René Rorty l’expression de “filtre économique”, pour affirmer qu’une mentalité coloniale organise toujours d’une façon sous-jacente et souterraine le libre marché du travail.
A origine sociale ouvrière égale par ailleurs, le taux de chômage des jeunes issus de l’immigration maghrébine quatre ans après leur sortie du système scolaire est deux fois plus élevé que celui des jeunes dans la même situation issus d’une immigration européenne.
Alors même que ces jeunes sont soumis à l’injonction paradoxale à l’intégration, dont la grammaire est en continuité avec le discours colonial, leur seule issue semblerait être le repli sur un discours et une identité anti coloniale partagées.
Comme le mouvement des femmes, qui devait s’appuyer sur un discours de la différence, pour faire valoir leurs droits sur le corps propre, et la sexualité, ces jeunes mettent en tension deux logiques paradoxales.
D’une part, une logique de la différence, revendiquant une position de repli identitaire, une identité post-coloniale, comme il y eut en son temps la revendication d’une identité féministe.
D’autre part, une logique de l’identité, ou plutôt de l’égalité, réclamant un accès au libre marché du travail sans barrière discriminante, comme il y eut un combat des femmes pour l’égalité.
Cependant, force est de constater que tant les femmes, dès les années 1960-1970, que les jeunes issus de l’immigration post-coloniale, ont été en situation sociale d’intérioriser le modèle du libre marché du travail, manifestant par là que sa grammaire est devenue dominante.
“Loin d’être cet espace asocial de confrontation entre offres et demandes individuelles anonymes”, écrit Hervé Defalvard, “le libre marché du travail construit des liens sociaux qui connectent de fait deux logiques, celles de la différence où s’affirment deux communautés, le Nous de l’émancipation des femmes, le Nous du combat des jeunes issus de l’immigration post-coloniale. Celle de l’égalité qui affirme des individualités”.
Lorsque seule la première s’exprime, le libre marché du travail se dissout dans un communautarisme totalitaire. Lorsque seule la seconde est aux commandes, le libre marché du travail dérive vers un libéralisme totalitaire.
Enfin, une troisième composante est apparue, conséquence de la décolonisation et de la revendication des femmes à l’indépendance financière et sociale, il s’agit de la nouvelle concurrence salariale en provenance des pays d’Extrême-Orient, voire des pays d’Europe de l’Est, ainsi que d’Amérique latine, qui font du libre marché mondial une réalité qui déborde l’exclusivité des nations occidentales.
A l’accès de chacun au libre marché du travail, sur un pied d’égalité, vient s’ajouter l’accès de chaque nation au libre marché de l’échange des biens sur un pied tout autant d’égalité.
Cette extension aux pays non-occidentaux, asiatiques, ou latino-américains du libre marché du travail, nous dit Hervé Defalvard, à double sens pour l’économie française, notamment par ce qu’elle permet aux grandes entreprises nationales de prendre pied sur des marchés ou des continents par le biais par exemple de la délocalisation, ou de la filialisation, n’abolit pas les frontières nationales, mais, comme les deux exemples précédents, pris dans le combat des femmes, ou des jeunes issus de l’immigration post-coloniale, redessine une géographie du Nous de la Nation, qui n’est plus fermé sur lui-même, clos par le au-moins-un d’une logique guerrière et toute phallique.
Cette inscription dans la Nation, qui fait que chacun fait un sur le libre marché du travail a pour corollaire l’appartenance à de multiples Nous, le Nous les femmes, le Nous des jeunes français issus de l’immigration post-coloniale, qui ne sont pas antagonistes avec le Nous français, qui viennent sceller l’accès de chacun à ce Nous français comme un, en s’y articulant dans un réseau identitaire et d’appartenances complexe et multiforme.
Cette nouvelle distribution n’impose plus à ses membres une appartenance à la Nation sur le mode identitaire de “l’homme tout”, imposant par exemple comme idéal le sacrifice de sa vie pour elle, comme pendant la Première Guerre Mondiale. Ces Nous ouverts sur le libre marché et donc orientés par son opérateur où chacun fait un n’ont plus la même grammaire que celle des Tous qui font Un en étant tous contre un. Cet au-moins-un, “chosifié et sacrifié”, pour reprendre l’expression de Slavo Zizek, n’existe plus.
Cependant, si l’au-moins-un qui délimitait jusqu’ici le groupe n’intervient plus de l’extérieur, sur le registre de l’interdit, il n’en a pas pour autant disparu.
Il intervient de l’intérieur, sur un registre de l’impossible, registre qui régit désormais les liens dans la société de libre marché : “Il est impossible d’être cet individu échangeant avec tous les autres” écrit Hervé Defalvard “sans être aussi inclus dans tous les autres du point de vue de chaque autre; il est impossible d’être cet individu indépendant sur le libre marché sans être aussi, par ailleurs, l’individu de l’économie publique partagée avec tous les autres, et qui donne une limite au libre marché; comme il est impossible d’être ce consommateur sans être aussi ce producteur dont les logiques sont en tension”.
En pivotant du côté du libre marché des capitaux, sous la poussée du discours de la science, l’assemblage fermé et totalisé des un s’est transformé en une suite numérique ouverte et illimitée de 1, provoquant l’éclipse de la parole et de son sujet.
C’est là la question de l’objet, et de son règne sur des marchés où les désirs de l’homme ont été transformés, par la poussée des discours techniques et scientifiques, en besoins à satisfaire, et donc en addiction face à ces objets.
Pour la psychanalyse, les objets consommés sur le plan de l’économique et de l’alimentaire ne correspondent à un besoin qu’après être passés par le filtre du désir, qui les inclut dans le monde de la satisfaction imaginaire.
Pour le discours techno-scientifique, ces objets sont situés dans le réel pur et simple, et leur satisfaction régie par la pure logique du besoin, en dehors du focal de l’imaginaire.
Cette différence de conception implique un déplacement du signifié phallique, en dehors de l’imaginaire, et qui n’est plus le sexuel, alors pas autrement arrimé que sur le plan du besoin, de l’acte sexuel en tant que prouesse.
La vérité a quitté tout lieu transcendantal, elle est devenue recherche du résultat, matériel de préférence, en tant que seule expérience du monde, réalisant un véritable “collapsus” entre le sujet et l’objet. C’est ainsi que Jacques Lacan présentait le Discours du Capitaliste, la psychanalyse ayant échoué à supporter ce “petit meilleur usage du signifiant comme un”, qui aurait été à même d’empêcher que ce seuil soit franchi.
Et voici décrit le royaume de l’1, tel qu’Hervé Defalvard fait parler l’économiste H. Juvin : “En moins de vingt ans de croissance et de paix, des années 80 à la bulle Internet de la fin des années 1990, les marchés financiers ont inventé une langue mondiale, celle des prix. Ils ont transformé le temps et l’espace. Depuis Paul Valéry, nous savions le monde petit, mais les marchés financiers l’ont rendu petit, voire infiniment petit, et étroit. Ils l’ont réduit à des prix, des taux, des quantités- à un capital”.
Et un tel discours, on le sait, où il n’y a pas d’appui pour la parole, où les un-tout-seul ne comptent que pour des 1, ne peut faire à lui seul lien social.
Hervé Defalvard tient cependant à terminer son ouvrage, dont il nous dit, pour reprendre l’expression d’Hannah Arendt dans “La condition de l’homme moderne”, qu’il n’est pas l’auteur, mais l’agent, sur une note optimiste, et d’ouverture.
C’est ainsi qu’il nous présente donc dans la dernière partie de son ouvrage, des témoignages, des récits, d’existences singulières, d’hommes et de femmes, qui ont tenté, à leur manière, de sortir du placard d’un monde gouverné dans sa totalité par le calcul et la recherche de l’1+1+1+1…
Autant d’expression de résistances, individuelles, ou collectives, de ces lieux même où toute parole semble avoir disparu.
Consultante en stratégie, analyste financier, chef de rayon en hypermarché, pharmacienne, directrice d’agence bancaire, tous à un moment ont senti la nécessité vitale pour eux, elles d’arrêter la fuite en avant, de dire stop et de donner un autre sens à leur vie et à leur engagement professionnel.
Ainsi ce témoignage d’une médecin du travail, prévenue par une secrétaire, qui déboule dans une entreprise pour découvrir le corps au sol d’un salarié décédé depuis plusieurs heures, autour duquel tous s’affairent…mais pour le contourner et charger les camions qui doivent partir à l’heure, chacun ayant l’interdiction d’y toucher avant l’arrivée de la police.
Ainsi cet autre témoignage d’une ancienne femme de ménage, Fatima Elayoubi (1), dont la dignité et les mots, nous dit Hervé Defalvard, nous lancent un appel à retrouver, y compris dans nos vies professionnelles, le temps de l’adresse à l’autre, à sortir du temps compté au sablier du capitalisme, témoignage, nous dit il encore, qui constitue sans doute l’un des fils conducteurs de toutes les résistances singulières au régime de l’1+1+1…rencontrées jusque là.
Appeler, encore et encore, à une économie plus sociale et plus solidaire, changer les règles du commerce mondial, développer le commerce équitable, favoriser l’ISR, acronyme de l’Investissement Socialement Responsable, dénoncer et s’opposer aux pratiques du LBO, le Leverage Buy Out qui est le rachat par endettement puis revente d’une société par des groupes d’investissement dans les délais les plus courts en essayant de dégager les plus gros bénéfices possibles (ce qui fait que les salariés finissent par ne même plus connaître le nom de l’entreprise pour laquelle ils travaillent).
Aux femmes, il lance un appel pressant afin qu’elles prennent plus de pouvoir dans l’entreprise, citant longuement Laurence Parisot, présidente du MEDEF, afin de modifier la culture du pouvoir économique et politique, de sortir l’entreprise de la logique guerrière, y compris avec les syndicats.
Il cite ces mouvements collectifs de femmes, déclinés à l’échelon mondial, rassemblant les pays du Nord et du Sud, promotrices d’ une autre culture du partage du pouvoir politique et économique, de l’articulation de la vie publique et de la vie professionnelle, mouvements et rassemblements qui sont porteurs d’un autre langage : transverse aux nations, transverses aux mondes de la famille et de l’entreprise, transverses aux mondes du public et du privé.
Aux enfants des populations des anciens pays colonisés, il leur demande de travailler à la défense et à l’élaboration d’un islam à la française, qui loin de se limiter exclusivement à la sphère privée, passerait par un travail d’érudition et de réinterprétation critique de la tradition, pour revenir dans la sphère publique par une meilleure promotion dans la République des valeurs humaines islamiques.
Mais surtout, il leur demande, et cela est vrai également pour les pays du Moyen Orient, de passer d’une culture du fatalisme à une culture du possible. Il faut, leur dit-il, s’appuyant sur des propos tenus par l’ancien ministre de l’éducation tunisien Mohamed Charfi, cesser de projeter ses échecs, “assez de la faute de l’autre”, du colonialisme, de l’impérialisme, de la banque mondiale, du système financier international, du FMI, etc… Il est temps, dit il, de faire un diagnostic lucide de ses échecs.
L’accès au libre marché du travail des jeunes issus de l’immigration post-coloniale ne se fera pas, nous dit il, sans qu’ils prennent leur propre destin en main, mais il ne se fera pas non plus sans une remise en cause profonde de la société française, qui passe par le respect dû à ces jeunes, et par une certaine “cosmopolitisation du dedans” de la société.
“En observant depuis la France et son marché du travail”, conclue Hervé Defalvard, “se dégagent trois grandes voies possibles pour son avenir: celle de sa rétraction sous la logique du Tous faisant UN en étant contre un, celle de son uniformisation sous le régime du 1+1+1+1, en fin celle de sa désoccidentalisation sous la logique du chacun des Nous faisant un avec tous les autres, à travers la multiplicité des Nous du monde, et sans possibilité que celle-ci se résorbe, car il n’y a pas de Nous des Nous”.
Au pouvoir croissant des femmes dans le monde économique et politique, à la lutte émancipatrice des enfants de l’immigration post-coloniale, il ne pouvait faire autrement que d’associer le poète Edouard Glissant, qui écrit avec Patrick Chamoiseau cette “poétique de la Relation”, qu’Hervé Defalvard rebaptise logique pas-toute-phallique : “Comment organiser autour du nouveau-vivre-ensemble un cadre rituel adapté aux emmêlements du monde ?”.
Il ne prétend cependant pas aux recettes, ni aux solutions miracles contre cette folie des hommes qui pousse l’humanité à un toujours-plus de destruction, mais ne renonce pas pour autant dans cet ouvrage à nous présenter des pistes, des ouvertures, tant bien même celles-ci ne nous sembleraient pas si nouvelles, et ce d’autant qu’on pourra y reconnaitre les grandes lignes d’un credo syndical qui eût son heure de gloire.
L’important mérite de cet ouvrage est au final d’ouvrir, dans la suite des travaux de l’Ecole de Jean-Pierre Lebrun, et d’autres, la réflexion sur la logique du Un abandonnée à la logique de l’addition numérique du 1+1+1, réflexion qui nous mène à des débats et à des discussions d’une très grande actualité, puisqu’ils engagent l’avenir de notre société.
Car certaines questions essentielles pour la démocratie sont posées, se dessinent dans le filigrane de son ouvrage et gagneraient à être discutées.
Y a-t-il lieu, par exemple, pour l’Etat, de tenir une position plus ferme et en même temps plus ouverte, contre ce courant contemporain, qu’Hervé Defalvard a très bien su décrire par ailleurs, du choix de la prééminence de l’appartenance communautaire, et de sa radicalisation religieuse, aux dépens de la citoyenneté individuelle ?
Y a-t-il lieu de penser des initiatives originales, créatives, au niveau local, régional, de la nation, qui permettraient à chaque-un de transcender tous ces appels au repli communautariste, à la dichotomie, à la victimisation, tels qu’Hervé Defalvard le décrit également avec pertinence, et de donner à chacun la possibilité de faire le choix là encore de se joindre à la communauté des autres, par delà les frontières des classes, sociales, tribales, etc., afin de rétablir une véritable cohésion citoyenne consistante, unie, solidaire, et non plus transgressive et assistée?
Suffirait-il de promouvoir la parité au sein de l’entreprise ou l’exercice féminin de la direction d’entreprise, pour conserver et convaincre les partenaires, surtout des Etats émergents, et de l’Asie, du bien-fondé d’un tel abord de la compétition industrielle et commerciale entre les nations?
Et surtout, qu’en serait il d’un Nous, addition de nous, qui, sûr de son poids et de sa force numérique s’adresserait au Vous de l’Etat, afin d’exiger une révision des valeurs démocratiques et des idéaux républicains, d’imposer une mise à plat des mythes et symboles fondateurs de la nation, au nom d’un relativisme culturel et historique, et de faire adopter dans le récit national la perspective de ces nous coalisés, pour un motif de “justice sociale” entendu dans le sens exclusif de droit des victimes, où se dessinerait en filigrane l’exclusion programmée des Eux?
Ces questions peuvent se discuter. Qu’en serait-il alors du Un de la Nation, et que deviendrait-il?
Il n’y a pas de Nous des Nous, nous dit Hervé Defalvard.
Cela reste à voir. Ainsi, que penser de ce qu’écrit par exemple Tarik Ramadan, dans un article paru dans Le Monde du 20 Septembre 2006 dont le titre est précisément “Construisons un nouveau Nous” : “C’est ensemble (que nous devons) réfléchir sur les programmes d’enseignement. Comme celui de l’histoire qui devrait être plus inclusif. Sous peine de provoquer une compétition des mémoires blessées, il faut un enseignement plus objectif de “notre” histoire, qui intègre les mémoires qui participent de la collectivité actuelle” (2).
Le questionnement d’Hervé Defalvard nous pousse à relire “Pourquoi la guerre”, et cet édifiant ensemble d’échanges épistolaires entre Freud, Romain Rolland et Einstein, ainsi qu’à nous réinterroger sur les raisons, de structure, pour lesquelles aucun groupe ne peut se constituer sans la violence du tiers exclu.
Sans naïveté, ni illusions, il termine son plaidoyer pour une société plus humaine en citant Lebeau : “”Alors même que le socle du capitalisme libéral est un abandon aux pulsions génétiques de l’espèce humaine, parfaitement aveugles à la crise qui la guette”, nous avons fait un rêve, imaginant une société humaine mondialisée, en nous tenant sous la tente d’une nouvelle économie cosmopolitique dans l’espoir que demain nous serons nombreux à nous y retrouver”.
Notes :
(1) F. Elayoubi, Prière à la lune, Ed. Bachari, 2006
(2) Article reproduit (en partie) dans la revue Controverses N°5, Juin 2007. La fracture démocratique : Vers une démocratie post-libérale ? pp. 50-51