Dans la collection "L’Estran" des éditions Argol,
consacrée à la poésie contemporaine, Catherine Flohic affirme nettement ses
choix d’éditrice : non pas publier ce qui rencontrerait l’accord général
(ce à quoi se limitent trop d’éditeurs de poésie), mais des recueils de
découverte toujours enthousiasmants. Après Jude Stéfan (Les commourants) qui jamais ne se répète, et Philippe Beck (De la Loire), le premier livre
d’Alexander Dickow, en anglais et en français, pas tout à fait inconnu pour
ceux qui fréquentent le site Sitaudis1.
Caramboles ? Le mot s’emploie
encore chez les joueurs de billard pour parler d’une partie où ne comptent
comme gain que les carambolages. Transposons : les carambolages sont ici
les heurts provoqués dans la langue, ce qui définit jusqu’à un certain point
les pratiques d’Alexander Dickow. Le recueil s’ouvre (presque) sagement :
page de gauche un texte en vers en anglais, page de droite un huitain en
heptasyllabes rimés (abbaccdd), réécriture et non pas traduction du premier,
l’un et l’autre avec une référence à Trakl. Poursuivons : page de gauche,
un texte en vers en anglais, page de droite seize vers hexasyllabiques en rimes
croisées (abab). Ce qui commence à s’enfuir dans ce double poème2, c’est la
possibilité d’une lecture pour donner un sens : des images, le jeu
des sons, oui, mais une langue qui déraille – modérément pour l’instant :
un adjectif (touffue) devient un nom,
et les éléments d’une possible description ne peuvent être organisés, comme si
l’exubérance du jardin (puisque le motif choisi est un jardin) rendait
impossible toute mise en ordre sinon celle des vers comptés et rimés.
Mais dans les poèmes suivants, ça carambole plus vigoureusement. La digue saute
pour le vocabulaire (innombrements,
décombrements), les verbes changent de construction (nous sommes amenés enfin / de se hisser) et leur conjugaison se
défait (je l’étais cherché), les
expressions figées se déplacent (au corps
et à cri), l’abstrait et le concret s’emmêlent (une mince bévue trouant le rempart). Ce que je relève n’a rien de particulier et
pourrait décrire un texte d’Aragon ou de Soupault des années 1920 ?
Certes ; ce qui est différent, c’est que le texte de Dickow n’est jamais
obscur et qu’il n’est pas question d’images comme les construisaient les
surréalistes. Par les minuscules déplacements (une préposition, une
construction verbale, une dérivation, etc.), la langue devient seulement un
véhicule incommode pour le lecteur, qui s’évertue à échapper au trouble.
On suivra le travail subtil de transformation dans une partie étendue au centre
du livre, variation jubilatoire sur l’histoire du prince qui délivre la
princesse du dragon, dragon et princesse acceptant un entretien avec le
narrateur pour rapporter qui sa vie avec la princesse, qui son sauvetage par le
prince et ce qui s’ensuit. Un conte – a
tale, anglais et français en miroir, puis A tale – un conte et le récit débute alors en français avec
l’anglais page de droite, image inversée du premier ensemble. On trouvera
d’autres jeux de miroir dans ce conte, par exemple des fragments repris avec de
minuscules modifications, en français et en anglais.
Jeu dans, avec la culture lettrée ? Sans aucun doute et l’on ne s’étonnera
pas si l’on accepte de ne pas penser la poésie comme (seule) expression de
l’individu. Alors, on prendra plaisir à reconnaître dans la dernière partie du
recueil des échos aux deux poèmes "classiques" qui l’ouvrent. L’un de
ces échos consiste en une brève variation à partir d’une ballade de Charles
d’Orléans dont le second vers est reproduit en italique et l’un des mots du
refrain introduit dans le poème :
Je me cheminais fumant le soir
égaré au parc, pendant que
des vols me pigeonnent autour
du bancs, miettes et ravies.
Un jour m’avint qu’a part moy cheminoye.
Charles d’Orléans (1ère strophe)
En la forest d'Ennuyeuse
Tristesse,
Un jour m'avint qu'a par moy cheminoye,
Si rencontray l'Amoureuse Deesse
Qui m'appella, demandant ou j'aloye.
Je respondy que, par Fortune, estoye
Mis en exil en ce bois, long temps a,
Et qu'a bon droit appeller me povoye
L'omme esgaré qui ne scet ou il va.3
La
reconnaissance des échos oriente la lecture, qu’il est bon alors de
recommencer, et donne le plaisir de ne pas toujours
s’égarer ; comme l’écrit Alexander Dickow dans l’avant-dernier
poème, « Certains / débris le dialogue étaient chaotiquement / en trop de
les comprendre ».
À la suite de la récriture de ce poème en anglais, cette annonce en
allemand : « Der Vorhang fällt,
das Stück ist aus », c’est-à-dire, Le
rideau tombe, la pièce est finie, et "Congé"4 peut alors clore le recueil,
nouveau retour à la tradition poétique puisque le congé est une pièce de vers née au Moyen Âge – mais la tradition
n’a pas été quittée, si l’on pense qu’elle est sans cesse à recréer.
Note de lecture de Tristan Hordé
Alexander Dickow, Caramboles, éditions Argol, 2008, 17 €.
1 Alexander
Dickow y a publié des poèmes et y a traduit le poète américain Aaron Belz, dont
il est assez proche dans ses recherches. On peut lire aussi des poèmes d’A.
Dickow sur ce
site.
2 Mes remarques
ne porteront que sur le texte en français.
3 Ballade
LXIII, dans Charles d’Orléans, Poésies,
I, éditées par Pierre Champion, éditions Honoré Champion, 1956, p. 88.
4 Titre commun
aux deux versions, congé étant aussi
le mot en anglais.