Me voilà placé entre le Sud et le Nord de l’Europe. Et dans l’attente du Nord où je ne me suis plus rendu depuis des mois. Je vais malheureusement devoir refuser deux demandes d’intervention en Grèce, dont une dans une réunion des Chefs d’Etat du Sud Est européen, mais à l’impossible nul n’est tenu car j’aurais dû rester presque une semaine sur place.
Je sens bien pourtant que durant ces deux semaines où je peux enfin répondre à des demandes plus locales et plus administratives, et parfois comme c’était le cas pour Frédérique, plus amicales, l’Europe me rejoint par la bande, si je puis m’exprimer ainsi sans jeu de mots.
En empruntant Swissair et Austrian Airlines plusieurs fois en ce début d’année, je n’ai rien pu ignorer de leur liaison avec le sport, ou pour mieux dire j’ai pu mesurer l’importance du sponsoring auxquelles elles ont dû se livrer du fait que les stades suisses et autrichiens accueilleraient la Coupe d’Europe de football dans l’optique de l’UEFA de laisser s’exprimer la soif de grandeur des petits pays européens, ou plutôt leur soif de représentativité.
Des articles philosophiques ou touristiques, des expositions historiques ou écologiques et de nouveaux accessoires reliés à de nouvelles mascottes ont ainsi traversé mon champ visuel pendant plusieurs mois. Je ne pense pas être le seul dans ce cas. Mais je dois bien dire que je n’ai éprouvé que très rarement une attirance pour ce sport qui est aujourd’hui un des plus prisés par les médias. Et que c’est le cas encore cette année.
Dans ma jeunesse, le rugby et surtout celui du Sud-Ouest de la France, constituait une passion sportive exclusive. Je me souviens encore, à plus de quarante années de distance, de la charge de Gachassin ou des coups de pied arrêtés d’Albaladejo un samedi de printemps du Tournoi des Cinq Nations. J’y étais, je les ai vus en direct, sans télévision et sans intermédiaires. Mais pour le foot, les beaux temps de l’équipe stéphanoise, du Paris Saint-Germain, des équipes de Bordeaux ou de Nantes, font partie des légendes, des scandales ou des coups de cœur dont j’ai entendu parler, plutôt que je ne les ai vraiment vécus. Et quand j’ai interviewé Daniel Hechter en 1986, c’était pour sa mode et non pour l’équipe qu’il présidait.
Mais d’une coupe du monde à une autre ou d’une coupe d’Europe à une autre, il y a eu des victoires françaises, des erreurs françaises et je suis conscient que, alors que j’arrivais à Paris ce dimanche 3 juillet 2006 pour assister le lendemain à une réunion calamiteuse sur le Label du Patrimoine Européen au Centre Kléber, j’ai pu à la fois toucher de près sur le périphérique les délires des supporters qui transportaient des drapeaux tricolores et, dans la chambre d’hôtel de Puteaux où je m’étais logé, assister devant l’écran de la télévision au légendaire coup de boule de Zinedine Zidane qui a marqué la fin d’un mythe intouchable, et le retour à une réalité violente et finalement radicalement raciste et identitaire d’un sport massivement retransmis dans le monde entier.
Aujourd’hui les réactions de mes stagiaires ne devraient pas me surprendre. Il y a en ce moment une majorité d’Italiennes, un Allemand, une Française, une Roumaine et une Lituanienne. Un seul garçon. Comprenne qui pourra, les filles se font des soirées foot et si la France est d’emblée tombée au plus bas, l’Italie et l’Allemagne restent en lice, propulsées vers la finale.Et, devrais-je ajouter : le Portugal et la Turquie. Car j’ai appris il y a deux ans que la composante lusophone, lusophile et tout simplement d’origine portugaise du Luxembourg – je n’oublie pas les Cap Verdiens – ne s’affirmait au grand jour, en contraste avec le travail naturel d’assimilation qui est réalisé par cette Communauté, qu’à ces occasions quasi combattantes. Quant à la Turquie, cet espèce de mépris où la tiennent plusieurs pays en repoussant éternellement son entrée dans l’Union Européenne, trouve là un revanche.
A l’endroit où je vis, à Echternach, au fur et à mesure des matchs, c’est bientôt une maison sur deux, une fenêtre sur trois qui s’ornent de drapeaux portugais. Tout au long du chemin qui me conduit vers Luxembourg Ville ou bien me permet d’en revenir, toutes les voitures adoptent un champion et cette fois les drapeaux allemands s’équilibrent avec les portugais, tandis que dans le Sud du pays, les drapeaux italiens remplacent les allemands.
Mes stagiaires me disent que dans le quartier de la gare où elles habitent, c’est la révolution et que l’affrontement entre Italiens et Portugais est devenu dangereux. Un affrontement dans Luxembourg Ville ? Voilà de la nouveauté ! Elles exagèrent certainement !
En tout cas, j’ai pu constater que dans ma ville où le calme vient vers huit heures du soir et où on peut compter sur les doigts d’une main les soirées où, au cours de l’année, l’on perçoit de la musique, des cris, ou les crépitements d’un feu d’artifice, les coupes de foot arrivent à rompre cette civilité et cette discrétion poussées à leur extrême.Et au-delà des drapeaux, on entend en cas de victoire, oh horreur !, les klaxons des voitures supporters de l’équipe portugaise, et inversement, ou complémentairement, ceux des voitures allemandes qui, venant de quelques kilomètres à la ronde, traversent le pont sur la Sûre pour faire le tour des fortifications d’Echternach, comme au temps du Saint Empire Romain Germanique, dans la parade d’un duché devant les murs d’un autre.Vers dix heures, parfois plus, on peut même percevoir des applaudissements ! Les chiens que l’on a habitué à restreindre leur travail d’aboiement aux heures ouvrables n’en reviennent pas.
Il y a quatre ans, à cette époque de l’année, ou juste un peu plus tard, je me souviens bien, j’avais fait la découverte des drapeaux portugais, pour en discuter avec quelques intervenants lors d’un colloque sur l’interprétation des symboles religieux qui se tenait à Luxeuil-les-Bains. Il y avait en effet de quoi pratiquer des comparaisons, d’une religion à une autre.
Aujourd’hui je sens bien qu’il s’agit plus d’une parade dont les atours sont devenus comme un signe d’appartenance. En réaffirmant les couleurs d’un drapeau dans un contexte mondialisé, des citoyens que l’on nomme ordinaires, qui n’ont pas connu la guerre, affirment une identité sans vraiment être conscients des symboles anciens, en pensant qu’ils ont inventé une nouvelle marque de modernité.Mais ce ne sont que les sponsors et les pays organisateurs qui sont dans la modernité. Celle qui a inventé pendant une cinquantaine d’années des moyens d’appropriation et d’identification qui touchent le plus grand nombre en propulsant sur le devant de la scène des représentants des minorités ou de la diversité sociale.
Au Grand Duché de Luxembourg, chacun sait que l’on joue toujours au foot dans les villages pour le plaisir et que les risques de conflits sont mesurés par la distance des générations. La gravité n’intervient que si l’équipe nationale se fait battre par plus petit qu’elle, le Lichtenstein par exemple. Et c’est déjà arrivé.
En attendant, un pays croise les doigts pour le Portugal ou pour l’Italie, en attendant que ses champions cyclistes redonnent cet été une fierté au pays, dans les cols alpins et sur les Champs-Elysées et dans un secteur où Charlie Gaul a déjà été roi.