Tatoo Compris
07 AVRIL 2008 PHOTOS: REUTERS/Edgard Garrido TEXTE: Michel Maffesoli Michel Maffesoli Tatouages 0
On croyait la chose dépassée, reléguée aux âges sombres d’un primitivisme bestial.
Et voilà qu’elle refait surface. On la relativise, on en dénie
l’importance, on la cantonne aux moments troubles d’une adolescence en
mal d’identité. Il n’en reste pas moins que d’une manière insistante,
avec provocation même, elle clame son actualité, sa pérennité et sa
diffusion.
Cette chose-là est l’inscription sur le corps de signes, de sigles,
exprimant le sentiment d’appartenance. Corps traversé de pointes,
d’anneaux, permettant à tout un chacun de s’enchaîner à l’autre. Car
c’est bien cela le paradoxe : l’exacerbation du corps personnel, sa
mise en scène, conforte le corps social.
Traditionnellement, pour marquer le passage de l’enfance à l’état d’adulte,
les sociétés primitives marquaient les corps des adolescents. C’est
ainsi que, visiblement, celui-ci se séparait de ses parents, et
confortait le lien avec la tribu en son entier. Il en est de même de la
circoncision ou autre blessure intentionnelle. Les cicatrices laissées
sont comme autant de rappels du lien m’unissant à l’autre. Il est
symbole de l’appartenance à un corps social dont je ne suis qu’un
élément. C’est bien cet archétype que l’on va retrouver dans les
multiples tatouages et autres piercings s’exhibant dans la théâtralité
quotidienne des mégapoles postmodernes. On va le retrouver dans les
défilés de la haute couture, où John Galliano, chez Dior, ou Alexander
McQueen, pour Yves Saint Laurent, font ressortir leurs trouvailles
stylistiques en marquant le corps des mannequins de griffures
ethniques. Et ainsi que l’illustre bien Orlan, le body art n’est pas en
reste, qui travaille le corps pour en faire un totem avec lequel tout
un chacun pourra communier.
Certains sociologues ou journalistes pas très malins,
ou bien trop empêtrés dans leur nostalgie des valeurs modernes, vont
parler d’expression de l’individualisme, voire d’hyperindividualisme.
Ils expriment par là leur appartenance à la sottise de la
bien-pensance. Sans être trop ironique, disons qu’ils se révèlent ainsi
membres de la tribu du conformisme intellectuel. Non, la participation
au corps collectif est à prendre au pied de la lettre. Ce qu’a bien
montré Lévy-Bruhl pour la mentalité primitive : la participation
magique, la participation mystique.
Or, c’est bien cela qui revient dans le jeu des apparences postmodernes.
Les signes sur le corps rappellent que j’en suis de tel groupe, de
telle communauté. Je m’y perds. Mais on le sait, qui perd gagne et,
ainsi, acquiert un surplus d’être, une surréalité. Le tatouage comme
processus de transsubstantiation intégrant la personne dans ce que, en
reprenant métaphoriquement une expression de la théologie catholique,
l’on peut appeler la Communion des saints.
Tatouages, piercings et autre travail des apparences ne font, d’une
manière sacramentelle, que rendre visible une force invisible : celle
de l’union, de la réunion, celle du lien social.
Les cheveux couleur thé des jeunes Japonais, le noir agressif des
protagonistes de la musique gothique, les objets métalliques traversant
nombril, lèvres, paupières, langue, sexe ou oreilles, les tabliers et
cordons exhibés dans les loges maçonniques, les rubans de diverses
couleurs aux revers des vestes des notabilités, sont comme autant de
décors grâce auxquels on affirme une appartenance commune. Le succès de
l’étonnant groupe de musique gothique Tokio Hotel illustre parfaitement
une telle tendance. Son look sauvage fait tout à la fois recette et a
de nombreux imitateurs.
Tout cela traduit l’obscur désir de participer à une source originaire
: celle du pré-individuel, celle de la matrice commune. Nostalgie d’un
affrèrement primordial. Car, ainsi que le chante le psalmiste : «Qu’il est bon, qu’il est doux, d’habiter en frères, tous ensemble.» (Psaume 133, 1).
Mais aussi choquant que cela puisse nous apparaître, être ensemble
nécessite des formes extérieures de reconnaissance. Être ensemble
renvoie à une sorte de viscosité. Au sens strict au lien visible. Le
pantalon baggy, les grosses chaînes bien visibles sur les cuisses ou
les fesses, les honorables décorations, le foulard Hermès, la kippa du
Juif orthodoxe, ou le voile de la beurette redécouvrant le charme de la
charia – la loi islamique –, tout cela a, bel et bien, une fonction :
relier, enchaîner l’un à l’autre. J’avais nommé cela «au creux des apparences».
À savoir que les apparences sont, en quelque sorte, un creuset où gît
la vie commune. C’est-à-dire une forme, un moule où le corps propre est
dressé afin de s’intégrer dans un corps plus vaste, celui de la
communauté. Il faut donc bien comprendre les divers tatouages et autres
signes ostensibles comme autant d’expressions du retour de la
cosmétique. Cosmétique qu’il faut apprécier en son sens le plus fort :
ce qui lie le microcosme individuel au macrocosme collectif.
Le théâtre du corps, le jeu des images témoignent que l’on ne peut plus
séparer le corps et l’esprit, l’animal et l’humain, le fond et la
forme. Les tribus de tatoués, percés, colorés, décorés parcourant le
théâtre du monde sont les vrais initiateurs de la postmodernité en ce
qu’ils nous rappellent que c’est à partir d’un mixte inextricable
(celui des humeurs corporelles et de l’esprit) que l’on peut saisir la
totalité de l’être individuel et collectif.
Michel Maffesoli est professeur de sociologie à la Sorbonne, auteur d’Iconologies, nos idol@tries postmodernes, éd. Albin Michel 2008.
Tatoo Compris
On croyait la chose dépassée, reléguée aux âges sombres d’un primitivisme bestial.
Et voilà qu’elle refait surface. On la relativise, on en dénie
l’importance, on la cantonne aux moments troubles d’une adolescence en
mal d’identité. Il n’en reste pas moins que d’une manière insistante,
avec provocation même, elle clame son actualité, sa pérennité et sa
diffusion.
Cette chose-là est l’inscription sur le corps de signes, de sigles,
exprimant le sentiment d’appartenance. Corps traversé de pointes,
d’anneaux, permettant à tout un chacun de s’enchaîner à l’autre. Car
c’est bien cela le paradoxe : l’exacerbation du corps personnel, sa
mise en scène, conforte le corps social.
Traditionnellement, pour marquer le passage de l’enfance à l’état d’adulte, les sociétés primitives marquaient les corps des adolescents. C’est ainsi que, visiblement, celui-ci se séparait de ses parents, et confortait le lien avec la tribu en son entier. Il en est de même de la circoncision ou autre blessure intentionnelle. Les cicatrices laissées sont comme autant de rappels du lien m’unissant à l’autre. Il est symbole de l’appartenance à un corps social dont je ne suis qu’un élément. C’est bien cet archétype que l’on va retrouver dans les multiples tatouages et autres piercings s’exhibant dans la théâtralité quotidienne des mégapoles postmodernes. On va le retrouver dans les défilés de la haute couture, où John Galliano, chez Dior, ou Alexander McQueen, pour Yves Saint Laurent, font ressortir leurs trouvailles stylistiques en marquant le corps des mannequins de griffures ethniques. Et ainsi que l’illustre bien Orlan, le body art n’est pas en reste, qui travaille le corps pour en faire un totem avec lequel tout un chacun pourra communier.
Certains sociologues ou journalistes pas très malins, ou bien trop empêtrés dans leur nostalgie des valeurs modernes, vont parler d’expression de l’individualisme, voire d’hyperindividualisme. Ils expriment par là leur appartenance à la sottise de la bien-pensance. Sans être trop ironique, disons qu’ils se révèlent ainsi membres de la tribu du conformisme intellectuel. Non, la participation au corps collectif est à prendre au pied de la lettre. Ce qu’a bien montré Lévy-Bruhl pour la mentalité primitive : la participation magique, la participation mystique.
Or, c’est bien cela qui revient dans le jeu des apparences postmodernes.
Les signes sur le corps rappellent que j’en suis de tel groupe, de
telle communauté. Je m’y perds. Mais on le sait, qui perd gagne et,
ainsi, acquiert un surplus d’être, une surréalité. Le tatouage comme
processus de transsubstantiation intégrant la personne dans ce que, en
reprenant métaphoriquement une expression de la théologie catholique,
l’on peut appeler la Communion des saints.
Tatouages, piercings et autre travail des apparences ne font, d’une
manière sacramentelle, que rendre visible une force invisible : celle
de l’union, de la réunion, celle du lien social.
Les cheveux couleur thé des jeunes Japonais, le noir agressif des
protagonistes de la musique gothique, les objets métalliques traversant
nombril, lèvres, paupières, langue, sexe ou oreilles, les tabliers et
cordons exhibés dans les loges maçonniques, les rubans de diverses
couleurs aux revers des vestes des notabilités, sont comme autant de
décors grâce auxquels on affirme une appartenance commune. Le succès de
l’étonnant groupe de musique gothique Tokio Hotel illustre parfaitement
une telle tendance. Son look sauvage fait tout à la fois recette et a
de nombreux imitateurs.
Tout cela traduit l’obscur désir de participer à une source originaire
: celle du pré-individuel, celle de la matrice commune. Nostalgie d’un
affrèrement primordial. Car, ainsi que le chante le psalmiste : «Qu’il est bon, qu’il est doux, d’habiter en frères, tous ensemble.» (Psaume 133, 1).
Mais aussi choquant que cela puisse nous apparaître, être ensemble
nécessite des formes extérieures de reconnaissance. Être ensemble
renvoie à une sorte de viscosité. Au sens strict au lien visible. Le
pantalon baggy, les grosses chaînes bien visibles sur les cuisses ou
les fesses, les honorables décorations, le foulard Hermès, la kippa du
Juif orthodoxe, ou le voile de la beurette redécouvrant le charme de la
charia – la loi islamique –, tout cela a, bel et bien, une fonction :
relier, enchaîner l’un à l’autre. J’avais nommé cela «au creux des apparences».
À savoir que les apparences sont, en quelque sorte, un creuset où gît
la vie commune. C’est-à-dire une forme, un moule où le corps propre est
dressé afin de s’intégrer dans un corps plus vaste, celui de la
communauté. Il faut donc bien comprendre les divers tatouages et autres
signes ostensibles comme autant d’expressions du retour de la
cosmétique. Cosmétique qu’il faut apprécier en son sens le plus fort :
ce qui lie le microcosme individuel au macrocosme collectif.
Le théâtre du corps, le jeu des images témoignent que l’on ne peut plus
séparer le corps et l’esprit, l’animal et l’humain, le fond et la
forme. Les tribus de tatoués, percés, colorés, décorés parcourant le
théâtre du monde sont les vrais initiateurs de la postmodernité en ce
qu’ils nous rappellent que c’est à partir d’un mixte inextricable
(celui des humeurs corporelles et de l’esprit) que l’on peut saisir la
totalité de l’être individuel et collectif.
Michel Maffesoli est professeur de sociologie à la Sorbonne, auteur d’Iconologies, nos idol@tries postmodernes, éd. Albin Michel 2008.