J’ai trouvé intéressant de confronter leurs expériences respectives. Ils se sont prêtés à mon jeu de questions/réponses et je les en remercie. Voici la première partie de l'interview. La seconde sera publiée dans un prochain billet.
On a dû vous poser 100 fois la question mais, pour les plus jeunes qui
ne vous connaissent pas forcément, pouvez-vous nous expliquer comment
vous êtes devenus créateurs de jeux vidéo ?
Frédérick Raynal :
En naissant ! Avant l'informatique, j'aimais concevoir des jeux de
plateau, plus pour les faire que pour y jouer. Mais surtout, depuis
tout petit, le fonctionnement des choses m'a toujours intéressé. Après
avoir démonté tout ce qui me passait entre les mains, c'est
naturellement que je me suis mis à l'électronique, enfin que mes
parents, fatigués de trouver des pièces détachées partout, m'ont
inscrit à des cours d'électronique par correspondance, j'avais 12 ans.
Après quelques expériences sur des cartes électroniques à
microprocesseurs d'amis, en 1981, le ZX81 en kit fut mon premier
micro-ordinateur. Le construire était le but premier, mais j'ai très vite réalisé que je venais de trouver l'outil ultime pour fabriquer des
jeux, comme un peintre qui découvrirait un pinceau ou un sculpteur, un
marteau et un ciseau. Depuis ce jour là, j'avais 15 ans, je n'ai fait
que concevoir des jeux et les programmer.
Paul Cuisset :
A 18 ans, bac en poche, passionné de guitare et de rock, je me suis
retrouvé sans trop savoir comment sur les bancs d’un IUT d’informatique
guidé par une logique toute paternelle selon laquelle l’informatique
finirait bien un jour par me ramener à la musique. Je dois avouer que
finalement l’avenir lui aura donné raison car grâce aux jeux j’ai eu la
chance de travailler avec d’excellents musiciens comme Christophe Rime
ou Raphaël Gesqua. Merci papa.
Un peu paumé parmi tous ces petits génies qui parlaient de bits, de
STORE et de LDAs, je ne me suis réellement intéressé aux ordinateurs
que lorsque j’ai découvert les jeux (et quels jeux !!!! Lode Runner,
Miss Pac Man, Lady tut, Digger) sur l’Apple II flambant neuf du club
micro (équipé d’un lecteur de disquette de 100ko). L’Apple II était une
machine très chère pour l’époque (oui déjà) et je l’ai toujours
régardée avec envie en me disant qu’un jour j’aurai les moyens de m’en
acheter une. Moi, ma première bécane a été un Oric Atmos, une machine
fabuleuse… mais celle qui a changé ma vie c’est l’Atari ST. Le jour où
j’ai eu mon premier ST, j’ai passé une nuit blanche à jouer avec le
système d’exploitation : ouvrir une fenêtre, créer un dossier,
l’effacer… Quel bonheur ! Je crois que c’est ce jour là que j’ai décidé
que je ferais des jeux. Vous comprenez maintenant d’où me viennent mes
idées tordues de gameplay ;-)
Qu'est ce qui a le plus changé dans la façon dont sont produits les jeux aujourd'hui par rapport à la façon dont on les produisait il y a 15 ou 20 ans ?
F.R : Quantité de choses ! Les gens d'un âge avancé comme Paul ou moi (oui et toi aussi Eric !), ont eu la chance de connaître l'époque où l'on pouvait concevoir et fabriquer un jeu tout seul. Donc c'est tout naturellement que nous avons vécu des équipes de 2, puis 3, la technologie évoluant demandant de vrais graphistes et musiciens, les équipes sont passées à 7, puis 12, puis 25, la quantité et qualité attendues par les gros titres ont poussé ce nombre à 50, puis, dans certain cas 200, et même bien plus si on compte tous les intervenants. Mais il y a pourtant toujours eu des jeux faits par de petites équipes, cantonnés à quelques freewares et sharewares au début, l'évolution des techniques de programmation (outils et librairies) permet aujourd'hui à ces petites équipes d'exister commercialement, et même maintenant grâce à certaines machines qui ont donné de la visibilité à des jeux bien plus modestes, d'accéder aux meilleures places des charts. En fait, je me dis que la plus grande différence entre avant et maintenant est la réflexion que l'on a sur notre travail. Hier, un jeu se faisait très artisanalement et instinctivement, aujourd'hui on se pose plus de questions car la concurrence est rude, et notre public difficile.
P.C : Pour moi le plus grand changement c’est qu’aujourd’hui ce sont souvent
les commerciaux les véritables game-designers. A l’époque, on créait un
jeu et les commerciaux faisaient ce qu’ils pouvaient pour le vendre.
Aujourd’hui les commerciaux imaginent le jeu et tu fais le maximum pour
le produire. Ce n’est pas un jugement de valeur et ça marche peut-être
mieux comme ça finalement, si on juge par les charts. (Cynique moi ?).
Alors à quand un jeu produit par une agence de pub ?
Le revers de la médaille c’est que l’innovation est presque devenue un
frein à la sortie d’un projet. C’est le paradoxe auquel doivent faire
face les petits développeurs. Sans pétrole, il faut des idées. Le hic
c’est que plus le concept est original et plus les éditeurs en ont peur
parce moins ils sont capables d’évaluer correctement les risques. «
Désolé, ton projet a l’air super mais je ne sais pas dans quelle case
le mettre ». J’imagine que tu en sais quelque chose Eric. In Memoriam n’a pas du être un concept facile à expliquer et à vendre au départ.
Comment jugez-vous cette évolution ?
F.R : La question aurait était posée il y a quelques années, j'aurais dit «c'était mieux avant », mais maintenant qu'il y a de la place pour tout le monde (des jeux d'auteur aux jeux hollywoodien) et que la partie artistique des jeux (enfin de certains...) est reconnue, j'ai un regard très positif de cette évolution et suis très optimiste pour tout ce qui reste à accomplir.
P.C : Il y a clairement aujourd’hui chez les développeurs une première et une
deuxième division. D’un coté de très gros studios capables de dépenser
des millions juste pour faire une maquette et des petits qui rêveraient
d’avoir une partie de ce budget pour faire un jeu entièrement. De plus
en plus, l’innovation est un luxe que seuls certains studios ou éditeurs
peuvent encore se payer. Ce qui me rassure c’est de voir le peu de
créativité dont font encore preuves certains blockbusters. Comme quoi
l’argent ne fait pas toujours le bonheur. Il reste de la place pour des
ICO, des In Memoriam ou des Okami.
J’ai l’espoir aussi que les nouveaux canaux de distribution comme le
Wii-Ware ou le PSN viendront balayer d’un vent de fraicheur toutes ces
banalités issues de la énième ré-incarnation du Unreal-Engine.
Malheureusement quand je regarde du coté du Xbox Live Arcade, j’ai
quand même un doute. Enfin l’avenir le dira.
On vient de voir la réédition de jeux comme Another World ou plus récemment Fade to Black (sur PSN). Que pensez-vous de cette mode du retrogaming ? Plus généralement, un bon jeu sorti il y a 20 ans peut-il être jugé de la même façon qu'un jeu contemporain, en un mot un bon gameplay peut-il être intemporel ?
F.R : Tout d'abord, oui un bon gameplay est intemporel, Pacman et Tetris marcheront toujours, ainsi que le foot ou n'importe quelle course sportive. Maintenant, je crois que le retrogaming marche car il fait surtout vibrer nos cordes nostalgiques. Sans trop caricaturer, beaucoup de "vieux" jeux ne fonctionnent plus maintenant car on est passé de l'époque où les jeux se devaient d'être "challenging" à l'époque ou les jeux doivent être faciles et divertissants (pas pour tous bien sûr). Les collisions au pixel et les points bloquants sans parfaite maitrise appartiennent généralement au passé......
P.C : A l’époque beaucoup d’entre nous n’avaient jamais entendu parler de game design ni de focus groups. Un programmeur, un graphiste et beaucoup de pizza froide, c’était suffisant pour faire un jeu. Les entretiens d’embauche, c’était du genre : « j’ai un copain qui dessine sur son ordi. Ça fait trois semaines qu’il a commencé » « ah ouais génial, dis lui de passer. Au fait tu peux me prêter la Bible du ST, je l’ai pas encore lue». Mais c’était une époque géniale parce que rien n’était impossible. Je suis content qu’il en reste quelque chose et qu’il y ait encore des gens pour apprécier. Malgré toutes les maladresses et les erreurs de design que les écoles de jeu vidéo ne manqueront surement pas de relever, les jeux de l’époque avaient une qualité qu’on retrouve de moins en moins aujourd’hui: la sincérité.
La suite sur ce blog dans quelques jours...
Illustration : photomontage Alone in the Dark / Flashback