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L’été soixante-seize…

Publié le 14 septembre 2008 par Perce-Neige
Et puis, quittant Cochin, les îles autrefois portugaises, les comptoirs de l’ancienne France, le charme navrant des villes à jamais dépossédées de leur âme, quittant les salons climatisés de l’Intercontinental, la chambre au luxe insolent de marbre rose, quittant le Kenyan et ses sbires, ses trafics douteux, censés, avait-il fini par m’avouer au détour d’un sourire ambigu, alimenter plus ou moins les réseaux d’Al Quaïda et, au delà, de tous ceux qui pourraient s’en réclamer (je n’en saurai rien), j’ai brusquement décidé, sans trop discuter, de négocier un taxi pour filer sans tarder, plein sud, droit sous les cocotiers là où, sur des plages noyées d’apesanteur, s’extasient d’idylliques créatures dont les désirs têtus pointent outrageusement sous de transparents vertiges, vaporeux ombrages de soie et de coton. Car, après tant et tant d’arrangements frauduleux et d’entourloupes à n’en plus finir, et de soirées exténuées de nicotine et de whisky, je n’aspirais plus, ce jour-là, qu’à l’océan azuré où le soleil, appesanti de brume et d’une moiteur tropicale disparaît, comme nulle part ailleurs, en d’imperceptibles agonies bien au delà de l’horizon poivré. Sauf que, ce faisant, c’est à mon périple indien avec Jade, durant l’été soixante seize, que je songeais même si, en toute honnêteté, il faut bien le dire, à ce moment précis je n’étais plus sûr de rien (comment croire à des rêves qui avaient encore l’apparence de rêves, et non pas celle de ces pauvres débris qui en font désormais office toutes les nuits ?). Et c’est alors, au fil des routes qui glissaient peu à peu vers l’océan, enfumées de camions poussifs, encombrées de paysans qui nous faisaient de grands signes et de carrioles peinturlurées, et c’est alors, donc, que lentement m’est revenu en mémoire l’espoir que nous avions, cette année-là, Jade et moi, de nous abandonner à la nonchalance crasseuse de notre génération, espérant nous fondre, tous les deux, dans l’indolence hippie de nos sandales et de nos cotonnades, n’aspirant plus, comme tant d’autres, qu’au bonheur de sentir, sur le visage, le vent venu de l’ouest, la saveur lourde et poisseuse de l’encens, le reflet sur la mer de ce ciel d’infinie jouissance qui nous renvoyait, avant qu’il ne s’éteigne une fois encore, la clameur silencieuse du soleil. Et c’est alors aussi, mais fugitivement cette fois, que j’ai compris le sens de ce secret que nous avions fini par découvrir, tous les deux (Jade, plus que moi, d’ailleurs), au cœur de l’hiver tropical et qui, pour nous, s’apparentait au paradis de l’esprit, quelque chose de l’ordre de l’indicible, quelque chose de pointu et de si doux tout à la fois, quelque chose de léger qui nous rapprochait, brusquement, de l’éternité, l’alliance nouvelle, peut-être, entre une spiritualité sans dieu et la douceur des vagues qui s’épuisaient sans fin sur le sable… Et puis, au hasard d’un détour de la route ou d’un ralentissement quelconque (le passage d’un train, une mobylette brinquebalante surgissant de nulle part, que sais-je ?) au hasard de paysages depuis longtemps oubliés, me sont également revenues en mémoire ces longues semaines initiatiques durant lesquelles notre refus obstiné du monde s’était mué (tranquillement) en cet engourdissement de l’esprit que procure le vertige un peu fade des amours multiples, jusqu’à ce jour où nous avions senti (c’était un matin empli d’une drôle de douceur ; Jade était à peine éveillée) que nous ne pourrions jamais aller plus loin que là où nous étions, sur cette plage où elle s’était mise nue, à la lueur de la lune et sous les volutes hallucinées de la marijuana. Si bien que notre voyage avait eu pour effet de nous prémunir à jamais de toute idée de paradis, d’absolu, et nous avait permis, en somme, non sans souffrance d’ailleurs, de rejeter ensuite toutes les notions où la quête de sérénité, et de beauté aussi, accompagne la croyance en la vérité du bonheur. Faut-il ajouter que, dès notre retour à Paris, nous nous étions lancés sans y réfléchir plus que cela, dans l’excessif quotidien de toutes choses, Jade écrivant chapitre après chapitre, le roman de ce désenchantement et moi acceptant, une fois pour toutes, de négocier, de ruser, de chercher à convaincre chaque jour de nouveaux clients, leur laissant entrevoir d’autres espérances autrement plus prosaïques que celles qu’il m’était arrivé (à peine mais tout de même) de croire éternelles ? Faut-il ajouter que plus tard, bien après, une fois les romans de Jade publiés avec le succès que l’on sait, ma vie, lentement, s’était rétrécie à presque rien ? Je crois bien avoir prétexté n’importe quoi car j’ai soudain demandé au taxi de m’arrêter juste là, un peu plus loin. Il y avait trois maisons, quelques arbres au milieu de la poussière, et ensuite si peu, à peine l’infini des vagues. Je ne voulais plus me souvenir de ça... Ni du reste.

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