Une mexicaine, une peintre, une rebelle, une métisse:Frida Kahlo (1907-1954)

Par Ananda
Pour comprendre Frida Kahlo, il faut comprendre, en tout premier lieu, le Mexique. Pays familiarisé de longue date avec une certaine présence de la violence, du sang, de la Mort.
L'écrivain Carlos Fuentes, mettait l'âme du Mexique à nu en affirmant : "les Mexicains ne vont pas vers la mort, ils y retournent, car ils en viennent".
Et cela s'explique, par des raisons historiques, anthropologiques :
-d'entrée de jeu, le Mexique est marqué par la violence sanglante des cérémonies macabres que pratiquaient les anciens Aztèques (sacrifices humains massifs, faisant couler le sang en abondance, dictés par des motifs rituels et pratiqués au sommet des fameuses pyramides), par la vision noire, pessimiste du monde qu'entretenaient ces derniers, à l'instar, du reste, de toutes les cultures précolombiennes.
-le Mexique, par la suite, devint une terre de "conquista", où un choc particulièrement violent des cultures présida au métissage.
L'âme du Mexique est amérindienne et métisse dans la même mesure. Voilà ce dont, entre autre, l'oeuvre de Frida Kahlo rend compte de façon insistante.
Plus mexicaine que Frida Kahlo, pourrait-on dire, on meurt.
A l'image de l'histoire de son pays, l'histoire de Frida se caractérise par un aspect indubitablement tourmenté.
De par ses deux traditions mères, l'amérindienne et l'hispanique, Le Mexique promeut, avant toutes autres valeurs, les valeurs de courage.
Face à ses tourment sans nombre, notamment ceux que son état de santé lui causa toute sa vie durant consécutivement à un très grave accident de transports survenu en 1925, alors qu'elle n'avait que dix huit ans et qui fit, par la suite, de l'ensemble de sa vie une torture interminable, Frida Kahlo réagit par un courage qui fut exemplaire. Une détermination qui a, précisément, de quoi laisser sans voix.
Frida Kahlo était une femme profondément vorace de vie. Elle faisait face au destin qui, certes, ne la ménagea pas (tourments physiques, problèmes de couple, impossible maternité). Par courage. Peut-être, par fatalisme. Pour sûr, par amour de l'existence chevillé au corps, à l'âme.
Chez elle - trait eminemment mexicain - l'obsession de la "muerte" dont nombre de ses créations témoignent, constituait un aiguillon permanent de l'appêtit de vivre, de s'engager, de jouir, d'aimer. De créer. de se révolter.
La violence de la vie, de la mort, on la sent, à regarder son oeuvre.
Une oeuvre résolument baroque, foisonnante autant que bouleversante, qui allie la naïveté, la cruauté, le symbolisme, et que le mouvement surréalite a tenté de "récupérer" vers 1938 (moment de sa rencontre avec André Breton, suivie, en 1939, d'un séjour à Paris où elle eut l'occasion d'exposer ses oeuvres).
Mais Frida Kahlo se soucie peu de se rattacher à une école (au reste, ses contacts avec l'intelligentsia parisienne ne lui inspirèrent que le mépris, que le désir puissant de prendre ses distances; elle allait jusqu'à dire - car c'était quelqu'un qui disait ce qu'elle pensait - que les artistes de la capitale française la faisaient "vomir"). Dans sa peinture, elle met toute sa spontanéité, toutes ses tripes. On pourrait même avancer qu'elle peint comme on écrit : pour se raconter, pour raconter les évènements marquants de son existence, ses émotions dans leur ressenti le plus sensuel, le plus immédiat, ses états d'âme de "poétesse maudite", de "suppliciée" que la vie s'acharne à tourmenter en premier lieu dans sa chair, et qui, avec stoïcisme, s'applique à résister en utilisant toutes les ressources d'une vitalité exubérante, d'une âme de feu.
Cette oeuvre est, sans doute, avant toute autre chose, le témoignage d'une résistance. Car, sinon, d'où tirerait-elle une telle envoûtante vigueur, une pareille violence de l'expressivité, dans certains cas, presque "choquante" ?
Si Frida Kahlo a un tel art d'ébranler, de choquer qui regarde ses toiles ( n'hésitant pas, quelquefois, à entraîner jusqu'au bord du malaise), c'est qu'elle y fait passer quelque chose de vraiment rarissime : l'art de transmuer, de sublimer une sensualité et une détresse qui sont aussi fortes, aussi intenses l'une que l'autre.
A travers toute cette peinture, c'est un esprit libre qui s'exprime. D'où l'audace, d'où l'étonnate absence d'auto-censure,
de concession aux attentes que, puisqu'elle est femme, la culture traditionnelle, extrêmement répressive, machiste dans laquelle elle baigne serait en droit d'avoir à son endroit. Son mari, le grand amour de sa vie, le grand peintre mexicain Diego Rivera (qui, s'il ne combla pas ses attentes, ne l'en aima et ne l'en estima pas moins de manière profonde et durant tout le temps de sa vie, à sa manière) ne disait-il pas d'elle : "elle est la première femme dans l'histoire de l'art à avoir repris avec une sincérité absolue et impitoyable, et l'on pourrait dire avec une impassible cruauté, les thèmes généraux et particuliers qui concernent exclusivement les femmes" ?
"Voix de femme", voilà, donc, ce que cette peinture est, de manière affirmée. Pour la première fois, peut-être, dans l'histoire de la "grande peinture", de la peinture mondialement reconnue, nous pénétrons dans un monde de sensibilité féminine brute. Un monde de sang et de glaise, d'expression pure, qui n'a que faire des préciosités et des pudeurs où la culture européenne classique a coutume de cantonner le "sexe faible à cette époque.
Frida Kahlo ne s'auto-censure pas une seule seconde. Sa sensibilité "chtonienne", rattachée à la Terre-Mère des cultes indigènes et donc, je le redis, puissamment enracinée dans le vécu culturel fondamental du Mexique, s'exprime avec une totale spontanéité, que rien ne bride.
C'est ainsi qu'elle n'hésite pas à aborder des sujets tels que l'accouchement ("Ma naissance"-1932), la fausse couche ("Le lit volant"-1932), la violence que les hommes infligent aux femmes ("Unos cuantos piquetitos"-1935), l'ambivalence sexuelle féminine ("Deux nus dans la forêt"-1939), la revendication "masculiniste" provocatrice au plan du look ("Autoportrait aux cheveux coupés"-1940).
Elle n'hésite pas non plus à se montrer quelque peu "agaçante" en peignant des autoportraits de manière répétitive, quasi obsessionnelle et en assumant de la sorte, pleinement, sans complexe, un narcissisme marqué et peu en rapport, là aussi, avec ce qu'on attend de la discrétion, de l'humilité des femmes en général et de celles du Tiers-Monde en particulier.
Ce qui est impressionnant, c'est la totale liberté de propos qu'elle s'accorde. Est-ce du à sa personnalité, à sa condition sociale de fille de la moyenne bourgeoisie mexicaine membre de l'intelligentsia, ou à son autre et autrement pathétique condition de malade, d'handicapée physique à vie qui, en somme, n'a plus rien à perdre et devient une "desperada" ?
Probablement les trois à la fois.
Les thèmes de Frida Kahlo ?
On en a eu un aperçu.
Mais, auprès de la problématique proprement féminine, Frida nous révèle, bien sûr, d'autres préoccupations, telles que la quête de l'identité (personnelle, familiale, ethnique), la souffrance, qu'elle soit d'ordre physique ou d'ordre moral, ou encore l'engagement politique.
La quête d'identité s'exprime, d'abord, dans des tableaux étranges, à caractère "généalogique" où, déjà, Frida interroge la complexité de ses origines (trois origines ethniques, en effet, cohabitent en elle : la juive européenne, l'espagnole et l'amérindienne). La famille est, pour elle, un idéal qui demeure très important. On dirait qu'en peignant, dans un cadre d'arbre généalogique, ses parents et ses grands parents et en retravaillant sans cesse ces tableaux (dont l'un, d'ailleurs, "Portrait de la famille Kahlo", reste inachevé), elle cherche, obsessionnellement, à comprendre d'où elle vient, à remonter jusqu'à l'origine.
En second lieu, la quête identitaire se cristallise, bien sûr, sur les célèbres autoportraits que j'ai mentionné déjà plus haut. La place de l'autoportrait, à l'intérieur de l'oeuvre picturale de Frida, est centrale. Dans toutes ces innombrables représentations d'elle-même, Frida se confère un visage et une posture hiératiques, voire énigmatiques : est-ce à dire qu'à ses propres yeux, elle représentait une énigme ?
Parmi ces autoportraits, je ne résiste pas à l'envie d'en citer deux, qui m'apparaissent particulièrement déroutants : "Les deux Fridas", qui date de 1939 et dans lequel, comme l'indique le titre, elle se représente dédoublée en une Frida mexicaine qui porte le costume tehuana et une Frida revêtue d'une robe européenne blanche, qui, elle, perd tout son sang, et "Le masque" (1945), figuration d'un masque de papier mâché qui s'avère aussi expressif que sont figés, dénués d'expression ses autoportraits habituels.
Est-ce à dire que la diversité, la complexité de ses origines ethniques obligent l'artiste à revêtir, alternativement, une série de masques ?
Frida, ici, nous parle de la "métissitude" tortueuse, ambiguë. Une métissitude qui la conduit à un indigénisme affirmé, socle de son "mexicanisme". L'univers pictural fantastique et exubérant qui emplit son oeuvre s'enracine essentiellement dans l'art populaire mexicain et, bien sûr, dans la référence aux cultures précolombiennes.
La mexicanité profonde de la peinture de Frida Kahlo réside dans l'étroite osmose entre imaginaire et réel qu'elle campe. Pour Frida, tout hiatus entre monde réel et monde imaginaire est tout simplement inconcevable.
Frida, sans répit, témoigne de son amour passionné pour le Mexique, par les représentations qu'elle nous donne de sa flore et de sa faune typiques, par son goût (baroque) des motifs envahissants et compliqués façon jungle, tout autant que des paysages semi désertiques ou volcaniques également caractéristiques du pays des anciens Aztèques.
Parmi les tableaux qui me semblent les plus représentatifs de cette "veine", je citerai :"Ma nourrice et moi" (1937), son tableau favori où revient le thème du masque, la nourrice indienne figurant à l'arrière-plan représentant sans doute l'identité indienne sous-jacente, occultée, et, en même temps, nourricière et indéracinable de Frida, "Autoportrait au singe" (1938), "Moi et mes perroquets" (1941), "En pensant à la mort" (1943), qui fait directement appel à la symbolique pré-hispanique de la mort en tant que simple passage vers une autre forme d'existence, "Moïse ou le nucléus" (1945), "L'étreinte amoureuse de l'univers" (1949) qui, outre qu'il met en avant de nombreux éléments propres à la mythologie de l'ancien Mexique (par exemple, le soleil et la lune), joue également sur une oppposition de couleurs très parlante et très radicale (à gauche, le sombre, à droite, le blanc, et, entre les deux, Frida la métisse, maternant sous l'auspice de la déesse-mère autochtone Cihuacoatl son mari, Diego Rivera.
Passons maintenant au deuxième thème majeur de Frida Kahlo : la souffrance.
La souffrance, Frida la vit, tout d'abord, dans sa chair, et ce, tout au long de sa vie. Ce n'est pas une souffrance abstraite, mais une souffrane qui la déchire, qui l'immobilise, la cloue, dans une sorte de permanent calvaire, et qu'elle se doit d'exorciser en la "rendant" dans des tableaux superbes : "Ex-voto" (1943), "Autoportrait avec portrait du Dr Farill" (1951), "Sans espoir" (1945) et, surtout, "La colonne brisée" (1944), oeuvre si forte qu'elle présente presque un carctère insoutenable, et qui évoque le martyre que représente le port d'un corset de métal.
Auprès de la souffrance physique, il ya la souffrance d'ordre moral, à laquelle, aussi, la malheureuse artiste paya un lourd tribut.
Le drame de la fausse couche est évoqué d'une manière saisissante - comme seule sait le faire Frida Kahlo - dans "Henry Ford Hospital ou Le lit volant" (1932), dont la figuration de Frida couchée nue et ensanglantée sur un lit au milieu d'une plaine complètement rase procure une impression d'abandon, de fragilité, de solitude telle qu'elle vous arracherait presque des larmes. Suivent "Souvenir ou Le coeur" ,1937 (où Frida aborde la souffrance amoureuse et familiale que lui valut la liaison que sa propre soeur eut avec son mari, don juan infatigable), "Le suicide de Dorothy Hale", 1938/39, "Les deux Frida", déjà cité plus haut qui témoigne de l'identité ébranlée par son divorce, "Le cerf blessé ou Le petit cerf ou Je suis un pauvre gibier", de 1946, consécutif à l'une des profondes dépressions qu'elle eut en relation avec les souffrances physiques qu'elle endurait.
Le troisième et dernier grand thème affectionné par notre artiste est celui de l'engagement politique, qui tint une grande place dans sa vie de femme déterminée,  ardente et fière : non contente d'être une artiste, Frida fut une militante, de la cause nationale mexicaine, de la cause marxiste (adhésion au parti communiste mexicain dès 1928, hébergement de Léon Trotski en 1937) et, pour finir, de la cause pacifiste (collecte de signatures en faveur du mouvement de la paix en 1952, alors qu'elle est déjà impotente; participation à une manifestation contre l'intervention américaine au Guatemala en 1954).
Son anti-américanisme instinctif filtre dans quelques uns de ses tableaux ("Autoportrait à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, 1932, met en oppposition le Mexique en tant que monde chargé d'histoire, relié aux cycles de la vie, et des Etats-Unis vus avec réticence, mépris et méfiance comme un univers mort entièrement herissé de buildings, d'usines, de machines; "New York", collage ironique de 1933, très accusateurs envers la société industrielle et capitaliste de l'Oncle Sam).
Avec "Le marxisme guérira les malades" (1954) et "Frida et Staline", qui date de la même époque, elle donne ouvertement libre cours à ses convictions politiques marxistes, qui se trouvent directement intégrées à son art.
Telle fut Frida de bout en bout : femme de passion, de conviction, de générosité, de lutte; de fidélité à elle-même. Femme engagée de tout son être et de toutes les façons possibles (amour, peinture, politique). Métisse, mexicaine, rebelle. Peintre.
Figure devenue presque légendaire.
Un des grands reflets de la sensibilité de l'Amérique Latine, dans le même
temps qu'un génie rare.


P.Laranco.
in "Le Manoir des Poètes", 2005.