Sarah Palin, populaire gouverneur de l’Etat d’Alaska mais largement inconnue jusqu’ici, a littéralement explosé sur la scène politico-médiatique en quelques jours, entre sa désignation comme colistière pour la vice-présidence (1) par John McCain et son discours remarqué devant la convention républicaine. Ce surgissement ressemble d’ailleurs beaucoup à celui de Barack Obama en 2004 lors de son discours devant la convention démocrate alors qu’il était lui aussi inconnu. Derrière cette irruption soudaine, il y a bien sûr un coup tactique audacieux joué par McCain qui montre qu’il sait être fidèle à sa réputation de maverick malgré l’affadissement de sa campagne ces dernières semaines. Mais l’on peut aussi déceler la résurgence d’une conformation habituelle du combat politique américain de ces dernières années : la polarisation autour de deux cultures politiques irréconciliables, ou supposément telles, celle des Démocrates et celle des Républicains. La « bleue » et la « rouge » si l’on suit le code couleur qui les désignent dans les médias américains.
A une nuance, de taille, près, c’est qu’il ne s’agit pas d’un simple revival du célèbre débat sur les valeurs tel qu’il a pu se dérouler en 2004 notamment lorsque Karl Rove en a fait la ligne rhétorique de son champion, George W. Bush. Ce débat existe certes. Les valeurs conservatrices ou traditionalistes plutôt présentes chez les électeurs républicains (contre l’avortement, contre l’interdiction du port d’armes, pour la peine de mort, contre le mariage gay, contre l’euthanasie, contre la recherche sur les cellules souches, favorables au créationnisme, etc.) s’opposent bel et bien à des valeurs progressistes ou modernistes que l’on trouve plutôt chez les Démocrates (pour l’avortement, pour le contrôle des armes, contre la peine de mort, pour la recherche sur l’embryon, etc.). Mais aujourd’hui, une nouvelle dimension s’y ajoute, celle d’une démarcation sociale en même temps que culturelle, jouant à front renversé, opposant l’Amérique populaire, celle des couches modestes, blanches, rurales ou rurbaines… à celle des élites, cosmopolites et vivant dans les grandes villes ! Bref, Palin vs. Obama : deux visages de l’Amérique de demain (ils ont tous les deux la quarantaine), deux chemins vers le « rêve » américain.
Bien sûr, le phénomène Palin soulève autant de questions qu’il semble apporter de réponses aux Républicains dans cette campagne. Dès sa nomination, de multiples « affaires » ont surgi : la grossesse de sa fille de 17 ans, son implication éventuelle dans le licenciement de son beau-frère de la police, ses liens avec des lobbyistes à Washington… Mais ce sont surtout deux autres aspects de son parcours et de sa personnalité qui suscitent des interrogations chez les Républicains – et des attaques chez les Démocrates – : son manque d’expérience et son identité ultraconservatrice.
L’expérience de Sarah Palin en politique étrangère est nulle. Elle a demandé pour la première fois un passeport américain à l’été 2007 afin de rendre visite aux soldats d’Alaska en Allemagne et au Koweït ; elle a même déclaré : « J’ai tellement été occupée par le gouvernement de l’Etat (Alaska) que ne me suis pas tellement intéressé à la guerre d’Irak » ! Outre que cela ôte, symétriquement, un argument aux Républicains contre Barack Obama, l’inquiétude vient surtout de la probabilité, plus élevée pour Palin de remplacer McCain en cours de mandat que pour n’importe quel vice-président avant elle. McCain s’il était élu en novembre, serait en effet le plus vieux président jamais élu pour un premier mandat de l’histoire américaine. L’identité ultraconservatrice de Palin peut également être considérée comme un handicap électoralement : elle n’a pas un profil susceptible de séduire les électeurs indécis ou les indépendants alors qu’il s’agit d’un enjeu capital pour les deux camps. Suivront-ils McCain sans se préoccuper de sa colistière ? Un sondage indiquait récemment que le choix de celle-ci incitait 31% des indécis à moins préférer McCain contre 6% à le préférer davantage.
Pourtant, ces deux handicaps abondamment soulignés par la presse doivent être nuancés. En effet, le manque d’expérience de Palin ne peut lui être reproché de la même manière si l’on s’en tient aux affaires publiques intérieures. Elle est en effet la seule des quatre candidats présents sur les deux tickets de cette présidentielle à être (ou à avoir été) gouverneur : c’est-à-dire en charge d’un exécutif. Les trois autres : Obama, McCain et Joe Biden n’ont jamais été que sénateurs sans aucune responsabilité exécutive. Palin s’est même permis de rappeler à Obama que « le maire d’une petite ville (qu’elle a été) était une sorte de community organizer (ce qu’a été Obama à Chicago) mais avec de vraies responsabilités » ! Son identité apparaît également comme un atout si l’on veut bien voir qu’au-delà du miroir qu’elle tend aux Républicains les plus conservateurs, elle a également fait preuve jusqu’ici d’un réel talent populiste, au sens positif de ce terme dans le vocabulaire politique américain : elle ne fait pas que représenter cette Amérique du peuple, elle l’incarne. Ce talent incontestable pourrait bien aider le ticket républicain à conquérir les cœurs, et surtout les voix, de toute une frange de cette population modeste que l’on évoquait plus haut. Dans certains Etats stratégiques (les fameux swing states tels que l’Ohio par exemple), dans les petites villes et les zones péri-urbaines, la religion, les valeurs familiales, le culte du travail, la fierté patriotique et le rejet de « Washington » (l’Etat fédéral) comptent au moins autant que les difficultés socio-économiques dans les choix électoraux. Si le ticket McCain-Palin réussit à attirer ne serait-ce qu’une partie de cet électorat qui s’était massivement prononcé pour Hillary Clinton dans les primaires démocrates, et qu’il garde les voix des conservateurs, notamment religieux, qui ont voté pour Bush en 2004, alors la partie pourrait s’avérer particulièrement difficile pour les Démocrates.
Si ceux-ci ont souvent eu en écoutant Barack Obama le sentiment d’avoir trouvé un nouveau Kennedy, il se pourrait bien alors que les Républicains aient découvert en Sarah Palin leur Margaret Thatcher comme l’ont déjà affirmé certains éditorialistes conservateurs.
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(1) La Constitution américaine ne reconnaît que deux rôles au vice-président : remplacer le président en cas d’empêchement, de mort, de démission ou d’incapacité (Article II, Section 1), et présider le Sénat, avec voix déterminante en cas d’égalité (Article Ier, Section 3). Compte tenu de l’âge de McCain et des problèmes de santé qu’il a reconnus, on comprend pourquoi c’est davantage la première fonction que la seconde qui intéresse aujourd’hui les Américains.
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