Le soir tombe lentement sur le boulevard de la Croix-Rousse. L’automne rouge et or empourpre la nature d’une parure de pépites et de rubis. A la terrasse de leur bar favori, dans une rue dont le narrateur a oublié le nom, Gontranix Imprecator et Monsieur de Lavallière discutent. Le sujet de cette conversation ne peut qu’être évidemment passionnant, d’un niveau fort élevé, et d’une haute tenue littéraire. Pourtant, malgré son total engagement dans le débat, de temps en temps, Gontranix porte la main à sa mâchoire et la tâte d’un air soucieux. Seigneur ! pense Monsieur de Lavallière, atterré : la guerre de Sécession dentaire n’est pas terminée, le feu qui couvait sous la cendre s’est ranimé et l’incendie de souffrance va de nouveau embraser cette noble bouche aux paroles péremptoires ! Ciel ! Que cela promet de douloureux moments !
Mais non. Renseignement pris, la gencive vaincue ne s’est pas révoltée. Mais c’est presque pire : Heathcliff Bridge et Catherine Canine-Prémolaire (elle a tenu à garder son nom de jeune dent) ont cessé de s’aimer ; l’un chancelle sur ses bases et l’autre menace de se tirer à brève échéance. C’est la fin d’une passion torride qui aura duré… ans. (Le narrateur ne fera pas l’affront au héros de cette anecdote de dévoiler son âge –surtout qu’ils sont tous deux nés la même année.)
Ah cruelle destinée ! Et cruauté sans nom de la vie ! Que des dents qui ont passé toute leur vie l’une au-dessus de l’autre sans jamais ressentir la moindre fatigue, souvent soudées par le bol alimentaire qu’elles mâchaient de conserve, en viennent à se séparer définitivement montre à quel point même l’amour le plus ardent trouve parfois, hélas, un trivial achèvement.
Pleurez, pleurez mes yeux et fondez-vous en eau.
La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau
Et m’oblige à venger après ce coup funeste
Celle que je n’ai plus sur celle qui me reste ![1]
Autant dire qu’à ce train-là, il ne va pas lui en rester beaucoup, au pauvre Gontranix. Parlera-t-il bientôt de ses dents au singulier ? Non, cette vision est trop atroce. Réfugions-nous plutôt dans les réminiscences d’autrefois, au temps de la jeunesse d’Heathcliff Bridge, quand ce dernier faisait la cour (entre deux bouchées) à Catherine Canine devenue, après son désastreux mariage, Catherine Prémolaire. Tout se liguait au départ pour les séparer : l’un en haut, l’autre en bas, l’un enfant adopté (prothèse), l’autre enfant légitime (dent naturelle). Et pourtant, malgré tous les obstacles, malgré toutes les menaces de caries, de déchaussement, d’abcès, rien n’a pu empêcher une fusion écrite de toute éternité dans le grand livre des mâchoires.
Et voilà qu’aujourd’hui, la pire des menaces pèse sur ce couple sublime. Seul le souffle élégiaque de la poésie peut exprimer ce désastre surhumain. Et encore ! De pauvres mots peuvent-ils dire l’indicible ?
Ô dent, suspens ton vol, et toi, bridge branlant,
Ne chois pas dans mes cours,
Laisse-moi prononcer tout en postillonnant
Le plus beau des discours ![2]
Le drame arrive à son terme ; bientôt, la rupture sera consommée. La grosse P. va apparaître avec ses tenailles, son étau et son arrache-clou et prononcera le divorce pour l’éternité.
Requiescant in pace
[1] Merci Chimène.
[2] Mes excuses à ces grandes poétesses que sont Dame Angoissa et Sardine, plus connues sous le même pseudonyme de La Martine.