La guerre civile fait rage à Beyrouth, séparant ce qui co-habitait sans souci, brûlant souvenirs et avenirs, barrant les rues et ruelles où autrefois on se promenait insouciant, transformant la ville millénaire et éternelle en un stand de tir permanent.
Dix mille fois, on court pour sauver sa peau, dix mille fois on sue de peur et d'angoisse, dix mille fois le sifflement des bombes fait se terrer les hommes, dix mille fois on vit dans le noir et dans l'indigence, dix mille fois l'espoir meurt et renaît, dix mille fois les pleurs succèdent aux rires pour venir mourir sur un barrage. Dix mille nuits, dix mille jours à tenter de grandir, de vivre, d'aimer dans un Beyrouth martyrisé, asphyxié, meurtri et viscéralement divisé. Beyrouth, le Liban, petite Suisse du Moyen-Orient, s'effrite au fil des pans de murs éclatés par les projectiles meurtriers et aveugles, misérable otage de la folie humaine.
C'est dans cet enfer à ciel ouvert que deux jeunes garçons, Bassam et Georges, tentent de grandir et de devenir des hommes. Ils font les quatre cents coups dans les ruelles défoncées du secteur chrétien et des échappées belles sur la moto de Georges, cheveux au vent, provocation et insouciance en bandoulière: les snipers pourraient, d'une seule balle faire voler leur vie en éclats.
Derrière le sordide d'une guerre civile qui rend aveugle et sourd aux anciennes amitiés du temps de la concorde, l'auteur-narrateur, fait vivre à son lecteur les rares choix qui s'offrent à de jeunes garçons puis jeunes hommes pour survivre: l'aide aux milices et les magouilles ou les petits boulots qui amènent à peine de quoi vivre à la maison. Rawi Hage emmène son lecteur à la suite des femmes, en éternel deuil, ahanant sous le poids des malheurs, des rares courses et des efforts pour monter les étages des immeubles éventrés, sans ascenceur...l'électricité a un fonctionnement cahotique et aléatoire. Le quotidien des habitants de Beyrouth, ceux qui n'ont pu partir vers des cieux plus cléments, a les couleurs de l'espoir avorté d'un lendemain meilleur, des attentats ensanglantant les quartiers, arrachant des vies à l'aveugle, des balles sifflantes traversant les airs et traçant un sillage hallucinant la nuit.
Le Beyrouth du narrateur est celui de scènes aussi tragi-comiques qu'effroyables: on sourit au commencement du récit de la bataille contre les chiens et on frissonne à la fin; les chiens abandonnés par leurs maîtres fortunés aux affres de la rue, la meute la plus chère du monde à la tête de laquelle règne un bâtard hargneux. Cette meute aux multiples pedigrees prestigieux devenant un cauchemar et un danger pour ceux qui restent est encerclée et laminée par le mailice dans un déchaînement de coups de feu et de violence. Un miroir tragique de la situation libanaise: une bataille sanglante entre chiens enragés?
La guerre ne cache pas l'envie de vivre de la jeunesse, l'envie des jeunes filles de montrer leur jeunesse éblouissante: les fêtes sont joyeuses, sensuelles et charnelles...le pied-de-nez nécessaire pour garder un semblant de normalité.
Ce qui est frappant dans le roman de Rawi Hage, c'est le portrait effrayant de l'emprise des milices, ici dans le secteur chrétien. Emprise qui dérive très rapidement vers un système mafieux: la drogue, les machines à sous, les prélèvements dans les commerces et les divers trafics....efforts de guerre, soutien patriote, de jolis mots pour cacher la mégalomanie du pouvoir de la mitraillette.
Comment ne pas avoir envie de partir à l'étranger pour se construire un autre avenir? Bassam, le narrateur, et Georges décident de détourner une petite partie des profits des machines à sous, afin de se constituer un pécule et partir. Peu à peu, les chemins des deux amis d'enfance se séparent: Bassam voit avec tristesse Georges rejoindre la milice, et partir au combat. Bassam qui ne peut oublier que vit de l'autre côté une partie de sa famille. Bassam connaîtra la violence de l'enfermement dans les geôles de la milice, la torture, la terreur et l'appel de la vengeance. Il connaîtra aussi la douleur d'une amitié sur le point de s'achever car il ne peut comprendre ni accepter certains actes de son ami: fournir en cocaïne une maîtresse, en faire une junkie pour s'accaparer les richesses de son vieux mari ou le massacre commis sous l'influence de la drogue de deux camps de réfugiés (ils ne sont pas nommés mais le monde entier se souvient de l'horreur).
Beyrouth offrirait-elle seulement deux voies: la folie meurtrière ou l'obscession de partir? La liberté revêt parfois l'image d'une perdrix dans le sillage d'un navire, derrière une fenêtre d'hôtel, reminiscence d'une enfance libanaise sur les hauteurs de Beyrouth, passé dont une page se tourne pour toujours.
Beyrouth, Paris, Rome, un voyage terrible et émouvant qui emporte dans son sillage les effluves de la peur, de la violence, du sang versé, de la poudre, du mensonge et de l'inconcevable pour celui qui n'a pas vécu le drame de la guerre. "De Niro's game" est une relation d'un Beyrouth soumis aux pires exactions, aux pires peurs, aux pires folies et où la vie est comme une partie de "roulette russe" pour les adolescents et les jeunes hommes embarqués par les volutes envoûtantes de la poudre et des rails blancs qui jouent leur vie sur une balle comme s'ils vivaient leur "Voyage au bout de l'enfer", celui au bout duquel on perd son innocence.
Une lecture prenante, rythmée par le nombre "dix mille" leitmotiv, antienne d'un quotidien où la peur et l'incertitude semblent sans fin. "De Niro's game" est une photo hallucinante d'un enfer sur terre, écrit de belle manière et où les mots décochent leur flèche et n'occultent en rien la désepérance de ceux qui le subissent, de ceux qui parviennent à s'en éloigner, accompagnés d'une blessure difficile à cicatriser. Une très jolie découverte grâce à Violaine de Chez les Filles.
Roman traduit de l'anglais (Canada) par Sophie Voillot