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La grande supercherie létale

Par Volodia

L'autre jour, à Lausanne, j'expérimentais une fin d'été qui tenait à peu de choses. Fumant sur un banc à la Riponne, Isoldh installée à ma gauche, j'étais incapable de saisir ce qui faisait de cet après-midi ensoleillé une véritable fin d'été, quasiment palpable, se répercutant jusque dans mon corps et mon âme, et dont l'essence pourtant m'échappait à chaque bouffée. Au gré de ma cigarette, je passais en revue l'atmosphère du lieu, du temps: cela devait tenir au calme -- une fois seulement les bruits assourdis de la route retranchés du calcul -- mais en vérité la circulation des voitures dégageait aussi  une lente sérénité; en effet, nulle agitation, nuls motards, nuls enfants hurlant sur la place. Mais bientôt, une ribambelle d'écoliers braillards venait me contredire. Alors peut-être était-ce dû à la position du soleil, ancré plus bas dans le ciel, rasant un peu plus les toits de la ville et le clocher de la cathédrale, projetant les ombres au-delà du visible. Peut-être y avait-il une odeur d'automne dans l'air, un soupçon de nostalgie dans les gouttelettes d'eau portées de la fontaine à mon visage par le vent léger.

Toujours est-il que la tranquillité et la mélancolie de la scène, intacte devant mes yeux, se brouillaient lorsqu'elles rencontraient le miroir de mon esprit. J'intériorisais le cours des événements pour mieux le détériorer dans la forge de mon âme, truquant les opérations, faussant ici ou là les ombres, les rapports magiques, le souffle divin, l'effet de la nicotine, déformant mes sensations présentes pour les faire passées, ignorant la course en avant, cette fuite qui emportait l'image sereine de cette journée de fin d'été pour la précipiter dans l'abîme du néant, et faisant cela je tirais comme un animal de trait le grand attelage de ma vie vers le gouffre, avec cette conscience à peine effacée de l'instant, de l'acte de mort que l'on s'apprête à commettre ou que l'on a commis, contre notre gré, mais avec la sainte bénédiction de notre être. J'étais perdu dans cette pseudo-conscience, me débattant avec mes angoisses, cette peur de la mort de mon amour, et je transpirais sous le soleil implacable, sans rien dire ou presque, quelques banalités dont je ne me rappelle rien. J'avais besoin de digérer deux choses: premièrement, la cuite risible de la nuit passée; deuxièmement, la vacuité de mes craintes diffuses, qui me paralysait au point de ne pouvoir penser à autre chose.

Revenu le soir à la Chaux-de-Fonds, ville de mon existence entière ou presque, l'automne m'attendait sur le quai. Il venait d'assassiner le bref été de la cité des montagnes et, le poignard encore humide du sang de son triste prédécesseur, il arpentait le bitume de la gare en semant un peu de sa pluie et beaucoup de son froid. Derrière lui venait le tourbillon des premières feuilles mortes, comme un énorme rire lancinant, allant et venant, montant et descendant selon la volonté du maître des vents. Le dernier bus avait largué les amarres une heure auparavant, et il allait me falloir traîner ma patte blessée et serrer les dents jusqu'en haut de la colline. Que restait-il de la fin d'été que j'avais vécue quelques heures auparavant? Presque rien, une vague lumière et des cendres; j'avais conservé les pleurs d'Isoldh dans l'ICN, ma solitude douce-amère dans le Regio Express, l'arôme des heures passées dans les trains qui filent comme les étoiles, mais l'après-midi n'avait guère marqué ma mémoire.

Le lendemain matin était consacré à une nouvelle imagerie royale et magique, mais laissez-moi vous épargner le diagnostique évoluant de semaine en semaine, polymorphe, intangible, incroyable parfois -- Isoldh vivra. J'aimerais plutôt parler de la déception létale, de l'ironie tragique qui s'est emparée de la vie. Je m'apprêtais à dire adieu; il n'en sera rien. Le fleuve continuera d'écouler son venin longtemps encore, allant cependant s'étrecissant, le débit diminuant avec la distance. Je faisais un deuil en avance, qui s'avère maintenant vain, vain comme tout ce que j'ai accompli jusqu'à présent. Il n'y aura nulle opportunité de réparer les erreurs passées dans l'urgence qui permet cette réparation ultime et sublime, de distribuer l'amour comme au dernier jour. Cela me soulage et me comble de bonheur, et dans le même temps me dépouille d'une tristesse et d'une angoisse apprivoisées. Oui, car l'angoisse s'apprivoise, s'effondre sous son poids propre et très précis, serpent se mordant la queue, mais aussi armature trop lourde pour résister à elle-même, muraille mal conçue. J'en étais venu à ne plus souffrir, à pleurer le moins possible, naturellement -- je m'étais habitué à la fin probable, proche peut-être. Aujourd'hui la voie est dégagée pour quelques temps encore, et il faut avancer en tentant d'effacer les fautes, de prêter une attention soutenue aux détails, sans pour autant que cela soit une nécessité temporelle -- et donc il me sera impossible de le faire.

L'ironie tragique a déployé ses troupes un peu plus loin, fortifiant les positions de son siège de la citadelle. J'aperçois d'ici les oriflammes qui crient dans les cieux, j'aperçois le contour exact des tentes, la forme des tours, des béliers, des échelles. Je ne sais quand surviendra l'assaut final, mais j'ai une certitude: le sort se moque d'Isoldh, la prend à son propre jeu, transforme ses pulsions en des peurs terribles qu'elle ne pourra affronter seule. Pour cela et par amour je me dois de rester avec elle au donjon suicidaire, peut-être déjà suicidé, et de suivre la longue bataille qui s'engage dès aujourd'hui. Nous sommes dans la plus haute tour; les gardes sont sur les chemins de ronde -- ce sont des cadavres; le capitaine est mort, une flèche de baliste l'a fauché lors de notre dernier orgasme. Enfermés dans la grande salle, nous jouons un quatre mains sur le piano de la chute. Et il faudra jouer jusqu'à la fin de cette jeunesse sclérosée, jouer sans se préoccuper de l'ombre des tours de sièges qui s'avancent, jouer jusqu'à la prise des remparts, jusqu'au bruit des bottes dans l'escalier en colimaçon, car je suis éternel et invincible, et sans crainte devant l'indicible; il faudra créer, encore et encore. La page est ma forteresse imprenable, un tombeau plus beau que les nuages dorés de ces après-midi de fin d'été, une falaise au sol hérissé de pieux plus rouge que les feuilles de l'automne sale et bref, et les cadavres des déceptions passées pourrissent sur ces piques de bambou ou de fer sans plus communiquer leur rage, leur haine -- leur amour même.

Mais hier soir en fumant, j'ai vu passer les moustiques, tous mauvais présages et malédictions, et je sais que ma jeunesse fuit. Des litres de sang mêlés à de la bière tiède gogent au fond de mon coeur d'enfant, et je patauge dans des refuges infâmes au creux desquels j'essaye de réduire au silence ce satané instinct de survie qui me dit de m'en aller. La supercherie létale m'a pris aux tripes et je n'ai d'autres chemins que rester ou partir -- un vieux poème que j'avais écrit illumine ma mémoire décatie: il y a trois ans je récitais ces mêmes mots, ces mêmes fuites, ces mêmes dépotoirs, avec le sentiment d'avoir gâché tout l'envol et de m'être accoutumé à trop de noir.

"Je ne me suis pas fait assez peur

je ne me suis pas fait assez mal

pour renoncer à l'horreur

pour quitter cet endroit sale.


Je suis assez fort pour rester

je suis trop faible pour partir

et s'il me reste de quoi rêver

je n'ai plus de quoi guérir."


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