Les multiples reports de la rédaction de cette chronique avaient, de l'avis de mon inexistant agenda personnel en tout cas, annihilé ses moindres chances de se voir publiée un jour. C'est seulement récemment que je me suis convaincu qu'elle était nécessaire, lorsque j'ai réalisé que par un heureux hasard ou un coup de génie parfaitement sidérant le dernier album de Nas vient figurer sa discographie complète ; une façon réfuter “Hip Hop is Dead” en actualisant post-mortem les bases qui l'ont fondé.
Première partie
Queens Get The Money - Illmatic
L'introduction d'Untitled reprend point par point les rares attributs qui ont promu Illmatic au rang de clé de voute de l'arcade urbaine. Sèche, pure, la boucle échantillonnée par Jay Electronica se résumant à deux séries de cinq notes de piano périodiquement perturbées jusqu'à la dissonance fait dans sa constance directement écho à l'impact émotionnel des compositions classiques minimalistes. Crescendo absent, perspectives stratosphériques, 1994.
You Can't Stop Us Now - It Was Written
Un vinyle griffé crépite en boucle au fond d'un salon art déco peu éclairé tandis que trois bourgeois fatigués grillent accoudés au billard quelques uns de ces cubains dont la fumée éreinte la vue. Un bien bel orchestre joue cette nuit : RZA, le parrain du Wu-Tang, pose quelques accords de guitare acoustique et partage la scène avec Salaam Remi, qui y superpose une superbe ligne de percussions. L'atmosphère électrique se voit rapidement relaxée par une batterie de chanteurs venus exposer leurs trémolos atypiques, tandis que les quelques interventions contextuelles d'Eban Thomas, alors improvisé maître de cérémonie, participent au folklore mafieux, qui rappelle furieusement la mythique rencontre Dre/Nas sur Nas Is Coming.
Breathe - I Am…
I Am marquait la fin de l'élitisme Nasir Jones-esque. Malgré le talent indéniable du lyriciste, la fureur de son personnage commençait à s'effacer et les perles de composition qu'on lui connaissait -'Nas Is Like'- laissaient majoritairement place aux pires déviances gangsta-bling de toute sa carrière -'Dr. Knockboot'-. Breathe, c'est un peu pareil : le côté lounge du beat reste frais mais émane une désagréable sensation d'inachevé ; Nas affiche un swagger ahurissant et module son flow au rythme des fluctuations de la bassline comme peu y sont parvenus, mais ses couplets hument juste le renfermé. Le genre de morceau qui aurait illuminé une mixtape promotionnelle mais qui gâche tout simplement du temps de lecture au vu des ambitions politiques de l'enregistrement.
Make The World Go Round - Nastradamus
La quatrième, en plus d'être incohérente, n'a rien à faire là. Les paroles sont complètement à côté de la plaque (“You hate me, should thank me, but lately i burned so much trees i keep environmentalists angry”), et Nas, en lorgnant vers la cime des charts (vers l'ouverture musicale diront les plus cléments) ruine la présence de The Game qui aurait pourtant pu ajouter une perspective complémentaire au projet à travers le genre de couplets introspectifs avancés sur LAX. Je veux dire, c'est vraiment n'importe quoi : Cool & Dre sortent une prod mordant limite sur le crunk, Chris Brown vient incruster ses inflexions de minet sur le disque du rappeur le plus brutal de la côte Est, et au final je pense que le single fera un flop car pas calibré pour l'hiver. Make The World Go Round sera l'extrait à oublier, exactement comme Nastradamus.
Hero - Stillmatic
Hero est le dernier des trois morceaux relativement hors de propos d'Untitled. Impeccablement produit, le morceau, à l'instar de Stillmatic envers les enregistrements précédents de l'artiste, est un pur banger gonflé à l'égotrip et dégourdit ainsi radicalement un disque qui s'immiscait doucement dans la monotonie, quitte à perdre temporairement de vue le concept pour mieux le réintroduire à travers un troisième couplet taillé en ouverture : “[…] Nas the only true rebel since the beginning / Still in musical prison, in jail for the flow / Try telling Bob Dylan, Bruce, or Billy Joel they can't sing what's in their soul ! / So untitled it is, I never change nothin' but people remember this : If Nas can't say it, think about these talented kids with new ideas being told what they can and can't spit / I can't sit and watch it, so shit Im'ma drop it […]”
Intermède
Nas a percé parce qu'il avait faim. Sa chute est due au fait que, dans l'ivresse du pouvoir, il a oublié sa responsabilité sociale. Ce n'est qu'en 2001 lorsqu'il annonçait “This is my hood and Im'ma rap till the death of it“ sur l'inoubliable One Mic qu'il a regagné du crédit en tant qu'ambassadeur des minorités ethniques américaines. Depuis, et c'est ce qui nous intéresse ici, il n'a cessé d'annoncer la nécessité d'un album largement diffusé politiquement engagé. Ainsi, et probablement pour poursuivre une guerre analogue à celle qu'il accuse Fox News de mener dans Sly Fox, il traîne le pouvoir des images jusque dans son disque et illustre le livret d'Untitled d'une série de photos variant du contemplatif au provocant. La première par exemple présente une fillette, les nattes s'échouant de part et d'autre de son visage sur une chemise militaire. Suivie par une foule que l'on devine agitée, elle reste impassible, la mâchoire et les épaules alignées, son AK-47 absorbant l'objectif jusqu'à en monopoliser le cadre et laisser le regard hors-champ, attribuant par là un terrifiant anonymat à sa jeune amazone. Je ne vais pas détailler la brochure et y reviendrai probablement par la suite ; mais tenais simplement à mettre au clair le degré de finition du projet.
Seconde Partie
America - God's Son
Le nom de la piste n'aurait pas pu être mieux choisi. A la manière de God's Son, dont l'optique bilancielle n'était certainement pas étrangère au décès de la mère de Nas, America vient constater l'opacité d'une société dont la perfection plastique vient cacher les abhérations humanitaires qu'elle couve encore aujourd'hui. Son hook synthétise bien le message, mais je ne peux m'empêcher de citer : “Who's the God of suckers and snitches ? The economy — Lipstick from Marilyn Monroe blew a death kiss to Fidel Castro”. Effectivement, Nas évite le piège de l'entêtement face aux racisme que l'on reproche généralement au hip-hop et fait également allusion à des thèmes plus larges, du statut de la femme à la peine de mort. Un instrumental discret vient supporter le tout, épaissis par une voix féminine au refrain.
Sly Fox - Street's Disciple
Comment s'empêcher de penser à 'A Message To The Feds' à l'écoute de Sly Fox ? Même si stic.man ne parvient pas à hisser la piste à une puissance équivalente (mais qui lui reprochera de ne pas égaler l'alchimie Salaam Remi / L.E.S. / Chucky Thompson ?), ses riffs nerveux -et originaux- font leur petit effet et soutiennent décemment les attaques de Nas envers la Fox, revenant notamment à l'affaire de l'ouragan Katrina. Un cliché du booklet expose d'ailleurs un renard camouflé dans les hautes herbes ; en extrapolant un peu on peut supposer que la photo, par la difficulté de distinction entre l'environnement et l'animal qu'elle affiche, vient faire écho au “visual cancer” auquel Nas fait allusion dans son texte.
Testify - Hip Hop Is Dead
Si je considère Hip Hop Is Dead comme l'un des meilleurs album de Nas, c'est parce que l'on y sent que ce type n'a pas froid aux yeux. Il y a tout sur ce disque, de la présence, du texte, de la production, de la cohérence, et surtout l'accomplissement d'un concept et la réflexion qui le dépasse. Testify se présente de la même manière : il n'y a rien de hip-hop sur ce titre, si ce n'est la skyzophrénie de son auteur identifiable dans le conflit entre le beat paisible et l'incroyable violence contenue dans les paroles, sorties par un Nas placide mais amusé. On l'esquisse, guitare en main, prêt à pousser la chansonnette, tandis que le premier couplet arrive comme une bombe :
“I just burnt my American flag
and sent three cracker nazis to hell and I'm sad
Ugh, I'm loading tips in my mag
to send these redneck biggots to some death in a bag
Choke him out with his confederate flag
I know these devils are mad
Little rap fans who live way out in safe suburbia
Would you stand with me, a United States murdurer?”
L'oreille avertie aura toutefois relevé l'introduction :
“I want to dedicate this song right here
To Jonathan Jackson and George Jackson
Peace to those brothers”
Ô Wikipedia, renseignes moi dans ta collective omniscience !
“George Jackson (né le 23 septembre 1941 à Chicago dans l'Illinois ; décédé le 21 août 1971 dans la cour de la prison de San Quentin) était un militant noir américain qui devint en prison (où il a passé les 12 dernières années de sa vie) membre des Black Panthers.”
Citations (extrait)
« Martin Luther King était trop décalé… trop naïf, trop innocent, trop cultivé, trop poli. C'est pourquoi son destin était si prévisible. Il s'est opposé à la violence sous ses diverses formes, mais cela ne veut pas dire qu'il était passif. Il savait que la nature ne permet à un tel déséquilibre d'exister pour longtemps. Il était assez clairvoyant pour voir qu'à travers le monde, les hommes de couleur étaient sur la marche et que leur exemple influencerait bientôt ceux des États-Unis pour qu'ils se lèvent aussi et cessent de trembler. Ainsi il a essayé de diriger les émotions et le mouvement en général le long de la ligne qu'il pensait la plus adaptée à notre situation particulière : désobéissance civile non-violente, politique et économique. Je commençais à me rapprocher légèrement de lui en raison de ses idées nouvelles au sujet des guerres des États-Unis à l'étranger contre les personnes de couleur. Je suis sûr qu'il était sincère dans son objectif annoncé « d'alimenter l'affamé, de vêtir celui qui est nu, de soulager ceux qui sont en prison et d'essayer d'aimer quelqu'un ». Je ne l'ai vraiment jamais détesté en tant qu'homme. En tant qu'homme, je lui accordé le respect qu'il a sincèrement mérité. Il est un maître de la pensée noire même si j'étais en désaccord avec lui. Le concept de non-violence est un faux idéal. Il présuppose l'existence de la compassion et un sens de la justice chez l'adversaire. Quand cet adversaire a tout à perdre et rien à à gagner en exerçant la justice et la compassion, sa réaction peut seulement être négative. »
Violence contenue hein ?
N.I.G.G.E.R. - Untitled
Le titre originel de l'album dont on est en train de parler vient marquer le climax du disque. Musicalement, parce que la synergie entre le flow touchant de Nasir Jones l'homme, à bout de force, et le thème tout en violons constitue le genre de gemmes pour lesquelles on est juste heureux d'avoir payé ce dont on jouit à l'instant ; et politiquement, car il suffit de fermer les paupières pour sentir le vécu. Ca rappelle en un certain sens le mythique On My Block de Scarface :
“We trust no black leaders, use the stove to heat us
Powdered eggs and government cheeses
The calendars with Martin, JFK and Jesus
Gotta be fresh to go to school with fly sneakers
Schools with outdated books, we are the forgotten
Summers, coolin off by the fire hydrant
Yeah I'm from the ghetto
Where old black women talk about their sugar level - it's not unusual
To see photos of dead homie's funerals
Aluminium foil on TV antennas
Little TV sit on top the big TV, eating TV dinners
Girls die their hair with Kool-Aid […]”
Mise en parallèle au un groupe d'enfants prostitué aperçu à la page centrale du livret, The Slave & The Master donnerait presque le vertige.
Troisième partie
A la dixième piste, l'album entame sa phase expérimentale et permet à Nas de laisser libre court aux symboliques, finalement peu employées jusqu'ici. Je passe Untitled où dans un excès de zèle Nas se compare à Louis Farrakhan et émet quelques doutes sur son espérance de vie au vu de son statut improvisé de “révolutionnaire camouflé” et vais plutôt m'attarder sur Fried Chicken, un hésitant pamphlet sur la faiblesse des hommes face au sexe faible, alors comparé avec humour à un poulet rôti. Jones entame la chanson sur “Hmm… Fried chicken, fly vixen - Give me heart disease but need you in my kitchen” puis s'attarde sur la métaphore filée de la volaille en évoquant son odeur appétissante et regrette d'être anéanti par de simples courbes, tandis que Busta Rhymes prend en charge le second couplet et sort un petit triomphe de dérision :
“Butterflies up in my stomach, when I laid eyes on you
Or was it infection manifesting ?
Confused over the feeling, impatiently eating you
Trichina worm chewing on the wall of my intestine
Im'ma eat you until there's nothing left
Until my very last breath, you gonna be a nigga death”
Project Roach est le plus court morceau de l'album. Ainsi Nas, alors personnifié cafard concentre ses intentions et prononce le texte le plus intelligent du disque, condensé ci-après :
“Yo, I'm creepy and crawlin, in your sink and your toilet
I be drinkin from your spit, anything 'cause I'm all less
An insect with four legs; people come in, I fake dead
Im'ma never be able to fly like a bumblebee
Try not to be underneath your sneaker
You can't win, you can't stand the crunchy sound I make”
Y'all My Niggas et We're Not Alone, bien que brillantes musicalement, restent pleines de bonnes intentions et ne retiennent jamais réellement l'attention. Agréables, leur bpm ne s'affolle jamais et permet de prendre l'auditeur de court sur la dernière piste, la fameuse Black President. Introduite par un court discours permettant d'éloigner de quelconques accusations de reverse racism (“I'm American born. I love america, love my people, love all mankind […]”), elle démarre sur deux échantillons, l'un de 2Pac et l'autre d'Obama, qui seront bouclés sur refrain. Nas énonce clairement son soutien au candidat démocrate tout le long de la piste, qui s'achève sur la présentation par Bill Richardson du prochain président.