Bienvenue à Tagada

Publié le 12 septembre 2008 par Collectifnrv

« Les Experts » ; Miami, Las Vegas, Manhattan…

Et puis Chicago, Philadelphie, Des Moines, El Paso, Waco ?

Le programme de télévision le plus regardé au monde, paraît-il.

Les Experts Monde.

Voici donc trois séries américaines, assez similaires entre elles, qui se proposent de nous narrer le travail de la police scientifique dépêchée sur des crimes au modus operandi assez alambiqué. Nos sympathiques équipes, hyper compétentes, suréquipées, sont alors montrées dans leur recours aux technologies les plus pointues, où l’à-peu-près, l’arbitraire, les biais sont exclus.

Les écrans, les microscopes, les appareillages les plus divers, les capteurs, centrifugeuses, détecteurs, oscillateurs, spectromètres, mallettes intégrées, tout y est montré, répandu. La technique se laisse filmer, s’étale longuement, elle se laisse démythifier. Mais elle ne tombe pas pour autant dans la trivialité ; elle a la froideur de la vérité.

Tout récemment, une affaire relançant encore le débat sur l’influence de ce type de programmes sur les comportements était exploitée.

Avec, inévitablement, l’avis éclairé et nuancé de l’expert psychologue, criminologue, chercheur, «profiler» de service.

Mais la question ne se limite pas à un « qu’est-ce que cette série, parmi d’autres, peut nous inciter à commettre ? » ; existe aussi, prégnante, l’idée d’un « qu’est-ce qu’elles nous intiment de ne pas faire ? ». « Les Experts », par le spectacle-même de l’infaillibilité de la technique en œuvre, délivre, par la preuve, le message de la Loi souveraine, infalsifiable, sous peine d’avoir à subir en retour, inévitablement, la Loi elle-même.

Dans cette série, la Loi n’est jamais discutée, ce n’est pas son objet ; la Loi est la Loi. Les appareillages clignotants de nos héros se posent comme garants de cette limite. Ils sont la Loi.

Et tout, dans le filmage de ces machines, leur ergonomie, la clarté de leur interface, la simplicité de leur principe (souvent explicité par nos héros), nous dit que la Loi ne pourra être enfreinte. Pas enfreinte car justice sera rendue, plus jamais enfreinte si vous avez bien compris la divertissante injonction. Ces séries produisent de la norme, mais de manière revitalisée par les technosciences apprivoisées et efficientes (et fantasmées).

La machine ne ment pas, il n’y a aucune falsification ; il n’y a pas de spectacle. Alors que nous sommes dans une petite manifestation spectaculaire de plus.

Il n’est pas rare, dans « Les Experts », de voir les intrigues tomber dans l’incohérence, les facilités, la surenchère, comme s’il fallait que, le canevas technique posé, le déroulement du scénario se force à adhérer, qu’il se torde pour tenir. Il est parfois amusant de voir, face à la (pseudo) rigueur des procédures rationnelles d’apparition de la vérité, un relâchement flagrant dans la construction scénaristique. Mais l’essentiel est de montrer que de ce fatras, nul ne pourra s’extirper, que nos héros démêlent l’indémaillable.

Une séquence nous montre un cambrioleur dérober un agenda. Ce cambrioleur, à son insu, est filmé. Notre équipe de techno-limiers analyse le film, « défloute » le visage, compare ce visage à une base de données et le cambrioleur est identifié. (Le type avait pourtant opéré sans gants, laissant sans doute quantité d’empreintes mais peu importe…) Voilà donc que s’avance vers nous une technologie de reconnaissance et de comparaison des faciès des plus magiques. De plus, comme souvent, l’interface logicielle est d’une lisibilité parfaite, compréhensible par tous, « intuitive » comme on dit, avec de gros caractères qui disent ce qu’il fallait démont(r)er.

Que nous dit cet écran coloré, sans équivoque ?

Qu’il n’y a aucune possibilité d’échapper à la vérité (et donc à la Loi). On aura beau faire, contourner, préméditer, la vérité surgira. Pas moyen d’échapper à l’œil global et objectif de la machine. Tout acte délictueux porte, a priori, la résolution de son hypothétique mystère et, par extension, sa réparation.

Rien d’étonnant à ce que ce machin soit une production Jerry Bruckheimer…

Qu’est-ce qui pourrait, finalement, prendre à défaut le système ?

Il existe (au moins) quatre facteurs : la corruption, les limites de la technologie, le défaut de données de référence à comparer avec les échantillons prélevés, l’absence de traces laissées sur les lieux.

La corruption, évidemment, ça n’existe pas. Et, si elle existe (simple hypothèse, n’est-ce pas), la science appliquée saura également la révéler.

La technologie est mystérieuse, fantasmatique, partout.

Les données de référence relèvent des bases de données, de la collecte et de l’indexation de prélèvements et d’informations factuelles. C'est ce qui est, quantifiable, comparable et en demande de tendre vers l’exhaustivité afin que l’indice retrouve son semblable fiché.

La pureté du délit, sans trace, quant à elle, peut être contrecarrée par la connaissance exhaustive du potentiel de chaque individu à agir dans un sens prohibé. « La possibilité de… » requiert évidemment une connaissance suffisante des orientations réelles et subséquemment potentielles de l’individu. C'est ce qui pourrait être, ce qui a des chances de tendre vers la limite, ce qui se montre « susceptible de porter atteinte à l'ordre public. »

L’ordre public sera garanti parce que la « science » prouve tous les jours, sans faillir (puisque c’est la science), que c’est comme ça. Rien de politique dans tout ça, disent-ils. « Les faits montrent que… » et « du point de vue scientifique… » et aussi « en toute objectivité… »

Il en va de la sécurité de nos concitoyens. Elle ne se discute pas et ce qui ne se discute pas relève des faits (et inversement). Le reste n’est que préjugés et illusions…

Air connu.

On ne s'étonnera pas d'entendre un Balkany narrer, à la radio, l'expérimentation sur son propre corps du Taser dont il veut équiper sa police municipale. Balkany, en consciencieux opérateur (possiblement fantasmé, lui aussi), a expérimenté ; pas de douleur, juste une paralysie. C'est sans danger. Balkany est toujours vivant. Balkany propose un énoncé scientifique : le Taser, c'est trop d'la balle.

Finissons avec un extrait du préambule de « Sciences et pouvoirs », de Isabelle Stengers :

« Et si cette répartition entre sciences et décision politique était une vaste et redoutable fumisterie ? Et si l’on pouvait dire, au contraire, que la fiabilité et l’intérêts des savoirs qu’une société est susceptible de produire traduisent la qualité de son fonctionnement démocratique ? En ce cas, tous les arguments qui invoquent la science seraient des arguments de pouvoir, nuisibles tout aussi bien aux sciences qu’aux exigences d’une démocratie qui ne se réduirait pas à une version sophistiquée du vieil art de conduire un troupeau. »


Il faut écouter les experts, nous disent-ils…

Et aussi les regarder. Ceux de Miami, Las Vegas, Manhattan et leurs clones européens et tous les autres de la petite lucarne électronique.

Grissom et Caine et Delko et Taylor sont autant à combattre que Edvige et Cristina et Eloi et Hadopi...

Pourtant, la simple question du goût devrait suffire. Parce que « Les Experts », comme produit, c’est vraiment merdique.

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