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– Frères et sœurs ! Je parle au nom de vous tous.
Ils sont nombreux. Je ne peux pas tous les regarder. La couche de suie paraît maintenant plus sombre dans le fond de la pièce. Des lambeaux de tissu pendent depuis les coins des cadres. Le bruit d'un écoulement démarre puis s'interrompt immédiatement. Je ne sais plus où j'en suis de mon allocution. Je dis je mais il s'agit du Professeur Galcanis, tel que mon nom est inscrit sur la pancarte à l'entrée du bâtiment. Le toit est troué par endroits. Le visage de celle que je cherche des yeux a disparu dans l'assistance. Depuis des années maintenant, imaginer un contact avec un individu d'une autre espèce est passible de lourdes moqueries. Mais cela n'est pas le pire. Le contact, s'il est établi un jour, n'est pas validé en dernière instance. Qu'il s'agisse d'un rongeur ou de n'importe quelle autre entité, rien n'y fait.
Mon esprit me transmet l'impression que ces gens m'écoutent. Je ne parle pas. Ils écoutent ce que je vais éventuellement leur dire, mais mes lèvres bougent sans que j'émette un seul son. C’est peut-être parce que j'ai en tête le texte de cet immense tablette votive détruite sur ordre au début de ma carrière, il y a bientôt cent quarante-neuf ans – à moins que ce ne fut en songe :
Cette question
Vous l'amenez ici
Il faut la vie d'un saint
Il faut de l'émotion
Et du dévouement
Il faut du dévouement
Seul l'au-delà peut l'accorder
Et vous n'y pouvez penser
Si vous n'êtes pas le grain de sa terre
Ainsi les voies menant aux quartiers de la gloire
Ne sont que des recoins comparés
A la perfection qu'ont aperçu les prophètes
Et à laquelle j'ai pu accéder après eux
Cet océan de ténèbres
Ce sillon tortueux que j'ai emprunté
A travers les derniers domaines
Où ils vivent, où sont les plus grands
Une fois que vous vous y êtes trouvé
Vous allez penser que vous êtes fou
Que vous avez perdu la raison
Mais je vous le dis sans détour
Si vous poursuivez la discrète entaille
Au jour de votre mort naturelle
Vous entrerez dans ces ténèbres
Oui il y a un moyen pour vous
Pour vous tous et pour vous toutes
De fuir l’asile dans lequel on vous a mis
Ceux qui l'ont fait sont assis devant moi
Ils ont vu quelque chose de réel
De leurs propres yeux
Avec leur propre esprit
Sans avoir aucun doute
Rien ne perdure de leur ancien état
Tout en eux est céleste
Chacun d'entre eux et leur progéniture
Plus rien n'est à la nuit
Ils attendent leur souverain
C'était le pacte scellé
Du berceau au tombeau
Oui j'ai été ce témoin
Depuis les faubourgs jusqu'au fleuve
La question de savoir ce qu'on rapporte
Cette question je vous la pose en retour
Répondez-y avec franchise
Sans non-dit et sans esquive
Répondez-y
Elle et moi n'avons plus le droit de nous approcher, même en pensée. Je me souviens pourtant de la fois où nos bouches furent les plus proches. Un wagon nous emmenait le long d'une vallée encaissée. Le vent était faible et des troupeaux étaient visibles de loin en loin. La nuit n'allait pas tarder à tomber. Je savais que nous allions bientôt être écartés l'un de l'autre. Plus tard, m'ayant oublié un instant, elle pourrait se réjouir pour autrui. Ma peine allait être plus grande. Car je ne puis oublier son regard. Et nous ne pouvons pas nous voir. Je dois finir ce que j'ai débuté. Des centaines de paires d'yeux sont rivés sur moi et une rumeur suspecte, hostile même, commence à se faire entendre dans les rangs. Mon discours doit les sauver en leur disant que je le suis. Sauvé. Mais j'ignore si je le suis encore.
La procédure de coupure du système de chauffage vient d'être annoncée par une voix automatique. Des malades, atteints de maux qu'on croyait disparus, doivent être transférés dans une autre aile. Je sais que je dois conclure mon tour de parole ; je fixe la forme d'un visage et je ne m'en sens pas capable.