Pour les gens de ma génération, Tom Sawyer, c’est d’abord un dessin animé japonais qui passait à la télé dans les années ’80. C’est ensuite un livre Hachette ou Folio jeunesse où un gamin surgit de la Drôme faisait semblant qu’il lui arrivait plein d’aventures sur les rives du Mississippi. Huckleberry Finn, pareil. Ce n’est que bien plus tard que certains d’entre nous – parce qu’on ne peut pas penser qu’il s’agit de tous – prirent conscience que c’était là une étrange trahison. Mais rien n’était venu démentir l’initiale impression auprès d’un large public jusqu’à ce qu’un traducteur résidant au moins une partie de l’année dans la Drôme ne se décide à rendre Tom et Huck à leur véritable domicile. Retour à St. Petersburg / Hannibal et, enfin, dans les bibliothèques d’adultes dont le seul horizon est français.
Il n’est pas rare d’entendre des lecteurs se demander si, alors qu’il y a tant de livres non-traduits, il est bien nécessaire de refaire un travail déjà fait par d’autres. C’est une question pertinente. Il y a, après tout, beaucoup de traductions acceptables qui pourraient être améliorées mais dont on se dit parfois que le jeu n’en vaut pas la chandelle : le livre n’est pas majeur et il y a tant d’autres livres que nous ne savons encore lire. Le cas des « Aventures de Tom Sawyer » et des « Aventures de Huckleberry Finn » est, à mon sens différent. Mark Twain est sans doute possible l’un des grands écrivains américains du XIXeme siècle et ces deux livres sont ses plus célèbres. « Les aventures de Huckleberry Finn », tout particulièrement, marque une étape capitale de l’histoire de la littérature américaine, dont l’influence se fait encore sentir sur une incroyable variété d’auteurs. Malheureusement, le lecteur francophone ne pouvait jusqu’ici se rendre compte par lui-même de la légitimité de cette réputation. La nouvelle traduction de Bernard Hoepffner vient aujourd’hui corriger un malentendu qui a trop duré : les deux livres de Twain ne sont pas (que) des aventures pour petits enfants.
Des deux titres, celui dont l’influence est la moins grande est sans conteste « Tom Sawyer ». Le temps d’une saison et demie, le lecteur apprend à connaître la petite ville de St. Petersburg sur les traces de Tom Sawyer, un gamin espiègle de dix ans, qui vit avec sa tante Sally ainsi que sa grande sœur Anna et son petit frère Sid. Tom est un bon enfant qui joue à être mauvais. Toujours en avance, que ce soit sur ses camarades ou sur les adultes, ce malicieux filou joue tours sur tours et passe son temps à inventer de nouveaux jeux qui impliquent en général des activités de brigands. Quand il ne commande pas ses troupes, il tente de conquérir le cœur de Becky. On peut penser que de ça est faite toute sa vie. Mais pendant les mois auxquels s’intéresse Mark Twain, Tom, en compagnie de Huckleberry Finn, enfant vagabond rejeté par les grandes personnes mais adulé par les enfants, va être confronté à quelques épisodes d’une violence rare dans ce type de littérature. Les irruptions régulières de Injun Joe (plutôt que Joe l’indien dans les versions françaises classiques) répandent le sang, et si tout finit bien – Tom est plus riche de quelques milliers de dollars --, cette expérience impressionnante marque le début de l’âge adulte pour notre héros.
Écrit par Twain pour un public enfantin avec l’espoir qu’il plaise aussi à leurs parents, le livre atteint sans aucun problème son ambition. Tom est un gamin que tous les enfants auraient voulu être et dont les aventures réjouissent ses petits lecteurs. Pour leur part, les parents voient en Tom le jeune gars qu’ils voudraient avoir été et l’écriture ainsi que la subtilité générale de l’œuvre est suffisante pour qu’ils ne pensent pas perdre leur temps à le lire. Distraction littéraire de qualité, en somme. Le verdict est correct, c’est celui qui est en général retenu. Pourtant il ne rend pas justice aux « Aventures de Tom Sawyer ». Certes moins brillantes que celles de Huck, il ne faudrait quand même pas ignorer quelques éléments qui en font un mélange plus riche qu’il n’y paraît. Twain l’annonce lui-même : Tom est la synthèse de trois garçons qu’il a connu. Selon certains spécialistes, l’un des trois serait en fait l’auteur lui-même. Il y a donc ici une large dimension biographique ainsi qu’une intention assez claire de faire revivre une époque perdue, un moment terminé, un type de vie oublié. De nombreux romans d’apprentissage – auquel genre ces aventures appartiennent certainement – se basent sur des éléments du parcours personnel de l’auteur, mais chez Twain on sent également une approche monographique d’un village du Missouri dans la première moitié du 19eme siècle qui passera sans doute par-dessus la tête des enfants mais qui aura un certain intérêt pour les plus grands – et aujourd’hui comme à l’époque plus particulièrement pour les citoyens américains nostalgique d’une sorte de pureté perdue plus élusive que réelle. Les fulgurantes scènes de violence qui émaillent le récit nous entraînent également assez loin de la littérature pour enfants classique, même si la personnalité de Injun Joe – le mal incarné – nous renvoie à des archétypes finalement assez communs. Littérairement parlant, au-delà de la qualité indéniable de l’écriture de Twain, il convient aussi de souligner que le livre est truffé de références et d’emprunts à peine voilés à des œuvres américaines alors récemment publiées (Fenimore Cooper, Poe,…), dans un jeu que John Seelye, considère comme semblable, vis-à-vis de la norme littéraire de 1876, à celui de Tom Sawyer lui-même par rapport aux conventions de St. Petersburg. Notons aussi la thèse de Leslie Fielder, qui voyait dans « Les aventures de Tom Sawyer » un de ces romans s’inscrivant dans un canon romantique américain, où les monastères et les châteaux européens sont remplacés par des grottes et des ravins.
Ceci dit, des deux livres, il s’agit sans aucun doute de celui qu’il y a moins de problème à voir classer dans les rayons jeunesse. C’est aussi celui qui sera le moins difficile à traduire et le plus facile à comprendre à travers les continents. Malgré tout, une comparaison de deux minutes entre l’original et une des traductions disponibles dans les collections pour enfants permet déjà de remarquer certaines choses étranges. L’ouverture du roman fournit un bel exemple : simplification d’aspects pas particulièrement complexes du texte de Twain mais qui sortent des sentiers battus et qui permettent une meilleur compréhension psychologique des personnages. La version de Hoepffner, sans surprise, ne fait pas l’impasse sur ce « détail » qu’est l’utilisation par tante Polly de ses lunettes.
The old lady pulled her spectacles down and looked over them about the room; then she put them up and looked out under them. She seldom or never looked through them for so small a thing as a boy; they were her state pair, the pride of her heart, and were built for "style," not service -- she could have seen through a pair of stove-lids just as well.
Jusqu’ici :
La vieille dame abaissa ses lunettes sur son nez et lança un coup d’œil tout autour de la pièce, puis elle les remonta sur son front et regarda de nouveau. Il ne lui arrivait pratiquement jamais de se servir de ses lunettes pour chercher un objet aussi négligeable qu’un jeune garçon. D’ailleurs, elle ne portait ces lunettes-là que pour la parade et les verres en étaient si peu efficaces que deux ronds de fourneaux les eussent avantageusement remplacés, mais elle en était très fière.
Chez Hoepffner :
La vieille dame baissa ses lunettes, regarda par-dessus et inspecta la pièce ; puis elle les releva et regarda par-dessous. Elle ne cherchait jamais à regarder, ou alors très rarement à travers ses lunettes, une chose aussi insignifiante qu’un garçon, c’était sa paire du dimanche, la fierté de son cœur, et elles existaient pour le « style », pas pour l’usage ; - elle aurait tout aussi bien pu regarder à travers deux plaques de fourneau.
Le texte français, dit intégral, ne se débarrasse pas de la violence – elle n’est en général pas moins présente que dans l’original – mais, bizarrement, oublie de rendre les grossièretés. Un autre défaut assez important est l’incapacité (ou le refus) de reproduire les passages les plus poétiques, métaphoriques, imagés ou aventuriers de la prose de Twain. Voyons cette scène où Huck initie Tom et Joe Harper aux joies de la pipe :
So the talk ran on. But presently it began to flag a trifle, and grow disjointed. The silences widened; the expectoration marvellously increased. Every pore inside the boys' cheeks became a spouting fountain; they could scarcely bail out the cellars under their tongues fast enough to prevent an inundation; little overflowings down their throats occurred in spite of all they could do, and sudden retchings followed every time. Both boys were looking very pale and miserable, now. Joe's pipe dropped from his nerveless fingers. Tom's followed. Both fountains were going furiously and both pumps bailing with might and main.
Jusqu’ici :
Ainsi allait la conversation. Mais bientôt, elle se ralentit, les silences s’allongèrent. On cracha de plus en plus. La bouche des garçons se remplit peu à peu d’un liquide âcre qui arrivait parfois jusqu’à la gorge et les forçait à des renvois soudains. Ils étaient blêmes et fort mal à l’aise. Joe laissa échapper sa pipe. Tom en fit autant.
Chez Hoepffner :
Et ils continuèrent de la sorte. Mais au bout d’un moment la conversation languit un peu, et il y eut des silences. Les silences devinrent plus longs ; les expectorations augmentèrent merveilleusement. Tous les pores à l’intérieur de la bouche des garçons s’étaient transformés en fontaines jaillissantes ; c’était tout juste s’ils parvenaient à vider les creux sous leur langue assez vite pour prévenir une inondation ; malgré tous leurs efforts, ils ne purent empêcher quelques petits débordements dans leur gorge, ce qui, chaque fois, provoquait un haut-le-cœur. Les deux garçons avaient maintenant l’air assez pâle et malheureux. Les doigts de Joe n’avaient plus de force et lâchèrent la pipe. Il en fut de même pour Tom. Les deux fontaines coulaient à flots et les deux pompes écopaient aussi vite que possible.
On imagine que tout ça est dû à la volonté de rendre le texte plus clair pour les gamins plus qu’à l’incapacité du traducteur. Evidemment. La question qu’on peut se poser, c’est pourquoi l’enfant américain – pourtant plus con que l’européen, à en croire pas mal de gens par chez nous – comprendrait ce que le francophone ne comprendrait pas ? La nouvelle traduction de Bernard Hoepffner, en plus de coller au texte, de ne rien oublier, de ne faire le sacrifice d’aucune particularité et d’être littérairement d’un niveau infiniment supérieur, reste éminemment lisible par un gamin et je dirais même qu’il l’aimerait plus qu’une autre parce qu’il serait plus susceptible d’être séduit par l’une ou l’autre bizarrerie précédemment gommée dans ses éditions intégrales auxquelles il manque toujours un paquet de phrases.
Publié huit ans plus tard, « Les aventures de Huckleberry Finn » est fort différent de son prédécesseur. L’attention passe de Tom, enfant bien éduqué qui joue au mal éduqué à Huck, orphelin de mère, abandonné par son père, vagabond détesté par tous les gens de bien jusqu’à la conclusion heureuse des « Aventures de Tom Sawyer ». Le livre reprend très exactement là où le précédent s’était arrêté. Les bonnes actions de Huck lui ont permis de s’intégrer à la bonne société du village mais l’appel de la vie sauvage et libre est trop fort, d’autant plus que son père est revenu, appâté par une nouvelle odeur d’argent. Pour Huck, hors de question de devenir sédentaire, de se laver régulièrement et de manger avec des fourchettes mais pas plus question de se laisser maltraiter par le paternel. Mettant en scène son propre assassinat, il s’embarque pour un long périple sur le Mississipi.
Là où « Tom Sawyer » se déroulait devant nous par l’entremise des souvenirs d’un narrateur omnipotent, « Huck Finn » nous est raconté par Huck lui-même. Un Huck plus vieux, mais toujours bien Huck. Ça a plusieurs conséquences. Bien que profondément honnête – à part lorsqu’il s’agit de piquer pastèques ou poulets --, Huck, en plus de sa langue peu châtiée et beaucoup plus orale que celle qui prévalait dans « Tom Sawyer », est un narrateur pas toujours fiable, fâché avec la syntaxe et l’orthographe, désordonné dans certains de ses comptes-rendus . Pour le lecteur, c’est un grand changement, pour le traducteur un défi de plus. Pourtant, à lire les vf pré-Hoepffner (il va bien falloir dire ça), on n’a pas vraiment l’impression d’une différence radicale. Une fois de plus, les phrases sont polies, plus lisses, on leur rend la grammaire, on les normalise, on corriger l’orthographe (Huck ne cesse de dire « sivilized », la vf enfants dit « civilisé »). Le lendemain de sa fuite, Huck rencontre le nègre marron Jim qui sera son compagnon de voyage pour toutes les aventures qui suivent et dont l’anglais est d’une étrangeté frappante. C’est bien sûr lui qui souffre le plus du passage au français, balancé entre une langue correcte et un petit nègre très stéréotypé. Et c’est avec lui que Hoepffner impressionne le plus, en rendant assez superbement ce que Twain appelait le « dialecte des nègres du Missouri » (dans une note assez amusante, notre traducteur remercie les usagers des transports en communs pour lui avoir fournit des nuances qu’il lui manquait).
"Gone away? Why, what in the nation do you mean? I hain't been gone anywheres. Where would I go to?"
"Well, looky here, boss, dey's sumf'n wrong, dey is. Is I me, or who is I? Is I heah, or whah is I? Now dat's what I wants to know."
"Well, I think you're here, plain enough, but I think you're a tangle-headed old fool, Jim."
(…)
“Looky here, didn't de line pull loose en de raf' go a-hummin' down de river, en leave you en de canoe behine in de fog?"
"What fog?"
"Why, de fog! -- de fog dat's been aroun' all night. En didn't you whoop, en didn't I whoop, tell we got mix' up in de islands en one un us got los' en t'other one was jis' as good as los', 'kase he didn' know whah he wuz? En didn't I bust up agin a lot er dem islands en have a turrible time en mos' git drownded? Now ain' dat so, boss -- ain't it so? You answer me dat."
Jusqu’ici :
--Parti ? Qu’est-ce que tu me chantes là, au nom du ciel ? Je ne suis allé nulle part, où est-ce que j’aurais pu aller ?
--Ecoute voir un peu, patron. Y a quelque chose qui ne va pas, sûr et certain. Si je suis pas moi, qui je suis ? Si je suis pas ici, où je suis ? Dis-moi ça un peu, donc ?
--Ma foi, je crois bien que tu es ici, Jim, c’est assez clair, mais tu m’as l’air d’avoir perdu la tête tellement tu déraisonnes, Jim !
(…)
--Maintenant, dis-moi, la corde, elle a pas été arrachée et le radeau il a pas filé en laissant le canot derrière dans le brouillard, et toi avec ?
--Quel brouillard ?
Le brouillard, pardi ! Le brouillard qu’il y a eu toute la nuit. T’as pas appelé, et j’ai appelé, et puis on s’est pas embrouillé au milieu des îles tous les deux, avec un perdu et l’aut’ qui valait pas mieux, puisqu’il savait plus où il était lui-même ? Et je me suis pas flanqué sur des tas de bancs et j’ai pas été obligé de me démener comme un perdu et j’ai pas failli êt’ neyé ? Alors, patron, c’est pas vrai tout ça ou c’est pas vrai ? Réponds-moi.
Chez Hoepffner :
« Parti ? Mais, diable et nation ! qu’est-ce que tu peux bien vouloir dire ? Je suis pas parti nulle part, que je sache. Où serais-je allé ? »
« Ecoute, patron, y a kekchose qui va pas, pu’ de vrai. Est-ce que je suis moi ou alo’ qui c’est moi ? Est-ce que je suis ici, ou alo’ qu’est-ce que je suis ? Voilà ce que je veux savoi’. »
« Eh bien, je pense que tu es ici, pas de doute, mais je crois que t’es un vieil idiot au crâne pelucheux, Jim. »
(…)
« Eh, dis donc – l’ama’, elle s’a pas défaite, et le radeau il a pas filé avec le courant, et t’es pas resté derrière dans le canoë, en plein brouilla’ ? »
« Quel brouillard ? »
« Eh ben, le brouilla’. Le brouilla’ qu’était la toute la nuit. Et t’as pas crié, et j’ai pas crié, jusqu’à qu’on s’a perdu dans les îles, et un de nous il s’a perdu, et l’autre il était dans les îles, et un de nous il s’a perdu, et l’autre il était tout comme perdu, pasqu’y savait pas où qu’il était ? Et je me suis pas ‘quillé cont ‘ toutes ces îles et j’ai pas eu un mal du diable et je me suis pas presque noyé ? Bon, c’était pas comme ça, patron – c’était pas comme ça ? Tu me réponds à ça. »
On l’a déjà dit et on le sait, « Huck Finn » a, dans l’histoire des lettres américaines, une plus belle place que « Tom Sawyer ». J’insiste une nouvelle fois pour qu’on ne se débarrasse pas du premier livre d’un revers de la main, mais il n’est bien entendu pas difficile de comprendre cette différence de réputation. Littérairement, c’est un livre bien plus ambitieux et la prose de Twain, très originale, en est déjà un indicateur fort -- « Huck Finn », c’est l’invention littéraire de l’oralité américaine. Selon John Seelye, le St. Peterbsurg des « Aventures de Tom Swayer » était une scène de théâtre sur laquelle Twain jouait. Dans « Huck Finn », pourtant tout aussi peuplé de moments théâtraux, on a l’impression de s’ouvrir à l’Amérique toute entière, dans une sorte de manifestation presque cinématographique. Ce n’est pas un livre pour enfants, c’est un (plutôt le) picaresque américain.
Et logiquement, pour un roman qui prend un pays pour sujet (même si le voyage se fait sur une poignée d’Etats : pour un gamin d’une dizaine d’années, c’est comme faire le tour du monde), les thèmes abordés vont bien plus loin que (mais comprennent) l’éducation, la recherche de soi et le passage à l’âge adulte. Twain, à travers Huck, décrit un Sud toujours esclavagiste, essentiellement rural, superstitieux mais profondément plus accueillant que le Nord, si vous avez la bonne couleur. Mais au-delà de cette ballade pittoresque remplie de personnages saisissants et de scènes absurdes et / ou amusantes, le cœur du livre est la relation entre Huck et Jim. On a souvent critiqué Twain pour avoir fait de Jim un niais gentil et affectueux (félicitations d’ailleurs à Bernard Hoepffner pour avoir rendu le « honey » que Jim adresse dans les moments d’émotions à Huck par un sublime et profondément touchant « mon tréso’ ») qui correspond aux clichés racistes des minstrel shows. C’est une drôle de lecture révisionniste qui voudrait que Twain ait écrit en 1883 comme il l’aurait fait en 1983, d’autant plus étrange que, les esclaves ne bénéficiant d’aucune éducation, sa simplicité, ses peurs et sa langue ne devraient pas étonner. Non, ce qu’il faut dire bien fort, c’est la beauté de cette relation, ce que le voisinage de Jim déclenche dans la tête de Huck. Au départ complètement pris de remords parce qu’il se rend compte qu’il est en train d’aider un esclave en cavale, les multiples aventures qu’ils vivent ensemble, la constante attention, amitié et le souci permanent de Jim envers lui, Huck change petit à petit, et s’il est toujours gêné par ce qu’on dira de lui (une première !) en apprenant le crime qu’il a aidé à accomplir, s’il compte à de nombreuses reprises le dénoncer, il décide de laisser le nègre marron s’en aller dès qu’il le pourra. Tous les doutes s’envoleront lorsque, vers l’épilogue, Huck se rend à l’évidence : sous la peau, Jim est blanc. Ce qu’il y a plus de cent ans avait sans doute besoin d’être souligné– noir, blanc : kif-kif – pourrait déjà sonner comme un cliché. Le message, si l’on en cherche un malgré la mise en garde de Twain en ouverture (« quiconque tente de trouver une morale à ce récit sera banni »), c’est peut-être qu’un acte que la majorité dans un lieu donné à une époque donnée juge immoral est en fait l’acte le plus correct et le plus moral qui soit.
Huck, déjà le personnage le plus fascinant des « Aventures de Tom Sawyer », pourrait être un picaro si ce n’était son côté absolument naïf, l’absence de rédemption et de morale. C’est peut-être le personnage quintessentiellement américain, ce qui ferait d’ailleurs de Twain la quintessence de l’écrivain américain d’autant plus que ses propres aventures sur le fleuve (voir « Life on the Mississippi ») ont inspiré ce volume. Huck est le premier de ces héros de papier qui font la route, celui qui la construit, l’ouvre pour que s’y engouffrent Kerouac et Augie March, pour qu’on finisse par suivre William T. Vollmann, sans aucun doute l’écrivain le plus huckfinnien qui soit, avec sa fascination pour le terrain, le voyage, la liberté, sa naïveté aussi, sa générosité bien sûr et son obsession pour un calcul moral permanent qui prend compte de son expérience plus que de ce que les gens attendent de lui ou des contingences du temps.
Au bout du compte, que dire si ce n’est merci à Tristram et à Bernard Hoepffner ? Non seulement ils nous offrent ici la première version française de qualité de ces textes majeurs mais en plus, en ce faisant, ils parviendront peut-être à les sortir du ghetto enfance auquel ils semblent réservés de par chez nous. Voici donc une occasion pour beaucoup de vraiment découvrir pour la première fois deux grands romans, à la fois primordiaux pour qui s’intéresse un tant soit peu à la littérature américaine et terriblement divertissants. Et puis une fois fait, il sera toujours temps de l’offrir à vos enfants qui, certainement, méritent cette édition plutôt qu’une jeunesse. Ils sauront la lire.
Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer, Tristram, 21€
Mark Twain, Les aventures de Huckleberry Finn, Tristram, 24€Les extraits de Tom Sawyer version jeunesse vienne de l'édition Hachette Jeunesse, traduction de P.F. Caille. Ceux de Huck Finn sont tirés de l'édition Folio Junior, traduction de Suzanne Nétillard. L'illustration est de Norman Rockwell.