En 1926, l’écrivain belge Maurice Butaye (1890-1978) publia un roman intitulé Edwige sous le soleil de Dieu. Il s’agissait d’un drame rural, l’histoire édifiante d’une jeune paysanne « forte et brave fille », modèle de piété, à qui le destin allait réserver tous les malheurs possibles, mais qui, entrée au couvent, trouva en Dieu quiétude et réconfort. Roman manichéen opposant le bien au mal et le juste au méchant sans aucune nuance, imprégné d’une religiosité assez puérile, florilège de clichés, écrit d’une plume trempée dans la moraline, le livre n’en connut pas moins un certain succès et obtint un prix littéraire.
Edwige est aujourd’hui une héroïne oubliée. Tel n’est pas le cas d’une autre EDVIGE qui défraie la chronique depuis quelques semaines. Les services de l’Etat ont ceci de commun avec les cyclones tropicaux qu’on leur attribue facilement des prénoms. Dans la vie courante, cette manie typiquement française des acronymes surprend les étrangers qui, lorsqu’ils tentent de suivre une conversation, restent souvent perplexes. « Pourquoi PPDA ne présente-t-il plus le JT de TF1 ? » Devant un Allemand ou un Chinois, même francophones, autant poser la question en Volapuk…
Au classement des créateurs d’acronymes, l’Administration occupe sans conteste la première place. Ainsi, ALI est-il un Animateur Local d’Insertion, ANAH l’Agence Nationale pour l’Amélioration de l’Habitat, EVA l’Entrée dans la vie active… la liste des homophones de prénoms serait fastidieuse à dresser.
Le cas d’EDVIGE peut retenir l’attention à bien des égards. La lecture de ce « Décret n° 2008-632 du 27 juin 2008 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé ʺEDVIGEʺ » pourrait en effet faire les délices des linguistes et, plus tard, des philologues, tant il se distingue par ses imprécisions. Rédaction maladroite, ou flou volontairement entretenu ? Chaque lecteur est libre de trancher cette question, même s’il n’est guère aidé par nombre d’intellectuels, souvent si prompts à s’émouvoir (cf. l’affaire Siné), qui respectent à ce sujet un silence assourdissant.
On pourra certainement déceler de la maladresse dans l’amalgame touchant les individus visés par ce fichier. Voir réunis au sein d’une même base de données des « personnes physiques ou morales ayant sollicité, exercé ou exerçant un mandat politique, syndical ou économique ou qui jouent un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif » (titre 1 de l’article 1) et des « individus, groupes, organisations et personnes morales qui, en raison de leur activité individuelle ou collective, sont susceptibles de porter atteinte à l’ordre public » (titre 2 de l’article 1) pourrait soulever, chez des observateur mal intentionnés, quelques interrogations politiquement incorrectes. Un candidat, heureux ou malheureux à une élection, une personne jouant un « rôle économique, social ou religieux significatif » seraient-ils potentiellement « susceptibles de porter atteinte à l’ordre public » ?…
Car, à moins de considérer que les premiers et les seconds pourraient se confondre, on se demande pourquoi le ministère de l’Intérieur n’a pas songé créer deux fichiers distincts, qui seraient venus s’ajouter aux nombreux autres dont il a la responsabilité. Rien ne s’y opposait.
L’imprécision dans la définition des catégories pose aussi quelques difficultés sémantiques. Qu’entend-on par « jouer un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif » ? Selon les interprétations, laissées à la discrétion des auteurs des fiches, des individus aussi différents qu’un avocat, un curé de campagne, un journaliste, un président de club sportif local, un chef d’entreprise, un bloggeur, un écrivain seront concernés. Qui nierait en outre que, dans une zone rurale, le tenancier de l’unique bar-tabac ou l’épicière du village ne jouent pas un rôle social significatif ?
Quant au second groupe, il semble plus vaste encore. Tout le monde est en effet, volontairement ou non, « susceptible de troubler l’ordre public » ; nul besoin de représenter une menace à la sécurité de l’Etat pour entrer dans cette catégorie. « Susceptible de » introduit par ailleurs une présomption de culpabilité généralisée assez maladroite.
Prenons un exemple : les 7 et 8 octobre 2006, dans le cadre de la Nuit blanche, Christian Lacroix exposa des robes de mariées dans la Chapelle Royale du Palais national de Versailles. Des groupuscules catholiques manifestèrent contre cet événement, au point qu’une gardienne fut blessée et que l’exposition dut être fermée. Qui, dans ce cas de figure, troubla l’ordre public ? Le groupuscule, par ses manifestations violentes ? Le couturier auteur d’un projet original dans un bâtiment public qui suscité l’ire dudit groupuscule ? Ou bien Christine Albanel, alors présidente de l’établissement public du musée de Versailles qui avait cherché à bon droit à valoriser ce haut lieu du patrimoine dans le cadre d’une nuit culturelle ? Probablement les trois, selon les critères d’appréciation, forcément subjectifs. Au passage, un tel exemple suggère que n’importe quel groupe de pression peut, en manifestant contre l’exposition d’un artiste, le faire passer pour un fauteur de troubles (bon pour le fichage) et y associer l’organisateur de l’événement, ce qui présente un danger non négligeable pour la liberté de création.
Un autre point mérite attention. Le décret ne précise pas explicitement que des informations sur la santé ou les préférences sexuelles des individus concernés pourraient figurer sur leurs fiches. Il est seulement fait mention « des données à caractère personnel de la nature de celles mentionnées à l’article 8 de la loi du 6 janvier 1978 », texte anodin pour qui n’a pas la curiosité de lire l’article cité en référence.
Reste le problème que soulève la nature même de ces informations. La sexualité ou la santé seraient-elles des indices d’une culpabilité quelconque, même présumée ? On peine à le croire, sauf dans les fantasmes de quelques religieux fanatiques. Hannah Arendt remarquait que l’une des différences qui existait entre la dictature et le totalitarisme était que le contrôle de l’Etat sur les individus, dans une dictature, s’exerçait jusqu’à la porte du domicile, tandis qu’il s’étendait au domicile lui-même dans le second cas. Naturellement, la France n’est ni une dictature ni, a fortiori, soumise à un régime totalitaire, et c’est justement parce qu’elle peut s’enorgueillir d’être une démocratie qu’elle doit s’interdire de collationner des informations qui relèvent strictement de la vie privée. Quel intérêt y aurait-il, en dehors d’en faire une éventuelle utilisation contraire à l’éthique, de savoir que tel élu serait homosexuel, tel chef d’entreprise échangiste, que tel syndicaliste souffrirait d’une grave maladie ?
Certes, le texte de loi dispose que ces renseignements ne devraient figurer que « de manière exceptionnelle » pour les personnes visée par le titre 1 de l’article premier (mais pas celles visées par le titre 2, le glissement d’un groupe vers l’autre étant assez facile). Certes encore, un fonctionnaire du ministère de l’intérieur, s’est voulu rassurant lors d’un débat animé par Yves Calvi sur France 2 cette semaine. Selon lui, le fait qu’un individu fasse partie d’une association militant contre l’homophobie renseignerait ipso facto sur ses préférences sexuelles. Un tel raccourci est-il si rassurant ? En application de ce raisonnement, on pourrait déduire que le membre actif d’une association de défense des animaux aurait toutes les probabilités d’être zoophile et que le membre bienfaiteur d’un club du troisième âge pourrait s’adonner aux joies de la gérontophilie. Dans le même esprit, en matière de santé, les donateurs de l’Association Raoul Follereau seraient sans doute des lépreux présumés… Voilà qui risquerait de faire fuir les bonnes volontés et de limiter singulièrement les dons aux multiples organismes de recherche et d’aide aux malades.
D’autres aspects du décret mériteraient un examen approfondi, notamment la durée de conservation des fiches, la nécessité absolue d’une traçabilité des accès aux données, la question de l’extension du fichage « à l’environnement de la personne, notamment à celles entretenant ou ayant entretenu des relations directes et non fortuites avec elle ». Sachant que, selon un calcul de probabilité, chaque individu se trouve à cinq poignées de mains du Pape, on imagine la place de choix que Benoît XVI pourrait occuper au sein d’EDVIGE…
Nul ne peut contester la nécessité, pour un Etat, de se doter de fichiers lui permettant d’assurer sa sécurité et celle de ses citoyens. En revanche, il est à l’honneur d’une démocratie d’organiser ces outils en les entourant de précautions garantissant clairement les libertés individuelles et le respect de la sphère privée. Un texte de loi faisant l’objet d’un débat parlementaire, à cet égard, semblerait mieux convenir qu’un décret.
Après avoir écrit Edwige sous le soleil de Dieu, Maurice Butaye publia d’autres romans du même ordre. L’un d’eux s’intitulait La route de Jean-Marie… Il serait toutefois malvenu de penser que le rapport entre l’écrivain belge et le décret du 27 juin 2008 ne se limite pas à la seule homophonie entre un titre de roman et le nom d’un fichier.
Illustrations : Odilon Redon, L’Origine de la vision - Piero Fornaseti, Vase - Francis Picabia, Œil cacodylate.