Une exposition au Mémorial de Caen pose la question : « où étiez-vous le 11-Septembre ? » Je rentrais de vacances, trois semaines au Pakistan. Les attentats ont été préparés par Ben Laden et ses complices, cachés quelque part dans la zone floue entre Afghanistan et Pakistan. Cette zone tribale d’ethnie Patan déborde des deux côtés de la frontière, mêlant clanisme familial et seigneurs locaux de la guerre. Le Pakistan n’a jamais voulu s’aliéner ces ethnies montagnardes, soucieux de conserver une profondeur stratégique à son pays, s’il était menacé par l’Inde. Les États-Unis ont soutenu cette idée en finançant à tour de bras les islamistes contre les soviétiques.
Ce qui m’a surpris, le 11-Septembre, est que cette haine affichée de l’Occident n’existait absolument pas dans les bazars de Peshawar, grande ville la plus proche de l’Afghanistan et de la fameuse Passe de Khyber.
Notre guide à moustaches, Karim, nous a emmenés à l’intérieur de la mosquée Jakeola. Les dalles de marbre étaient chaudes aux pieds nus en cette heure méridienne. Des gamins se poursuivaient sous l’œil protecteur des adultes qui les réprimandent rarement tant l’exemple joue pour ces gosses qui sont constamment mêlés aux hommes (ce qui n’est plus le cas chez nous). Nombre d’adultes en turbans faisaient la sieste allongés sur les dalles, à l’ombre de la galerie ; quelques-uns priaient à l’intérieur de la mosquée. Le bruit dominant était celui des jeunes garçons ânonnant le Coran pour l’apprendre par cœur, en balançant le haut du corps en rythme. Un lettré barbu par groupe, baguette à la main, lançait les versets et reprenait la récitation fautive des élèves dans une indifférence agacée. Nul doute que notre présence ne perturbait les séances bien que nous tentions de nous faire discrets. Mais des petits quittaient l’école pour s’agglutiner autour de nous. Ils étaient mis leur récréation, de toute façon ils ne pouvaient plus être à leur devoir. Ils nous disaient « hello ! » et « « what is your name ? » Ils n’attendaient pas vraiment de réponse car les plus jeunes ne savaient même pas ce que ces expressions anglaises voulaient dire. Ils copiaient les grands.
Du gamin au vieillard, les hommes portaient tous le pantalon large et la chemise longue ouverte au col. Dans une société où les femmes et les mères sont confinées dans les intérieurs, les garçons vivent dehors dès qu’ils savent marcher. Comme tous les gosses, l’habillement est le dernier de leur souci, Les rues ne sont peuplées que de mecs dépoitraillés (il fait 40°), c’est gai ! Les femmes ont mis les voiles. Celles qui passaient, quelques rares, étaient voilées entièrement, de la tête aux pieds avec pour seul ornement un grillage serré devant les yeux.
Élevés et éduqués sans jamais voir le sexe opposé, dans une théologie sexiste datant du 7ème siècle bédouin, les étudiants en religion parviennent à l’âge adulte sans connaître la femme autrement que comme tentation, vulve à crocs, Satan incarné. Cet enfermement expliquerait leur peur de la simple vue d’une femme et les mesures délirantes qu’ils prennent pour conjurer leur immense émotion de puceaux tourmentés. Si le Paradis promis aux croyants comporte « de jeunes serviteurs, pareils à des perles renfermées dans leur nacre » (LII, 24) – jolie métaphore pour désigner le teint adolescent – il comporte aussi de jeunes vierges aux yeux noirs qui « ressemblent à l’hyacinthe et au corail » (LV, 58). Les musulmans ne sont pas insensibles à la beauté des femmes, mais il faut la réserver à leur mari, leurs enfants, frères et neveux, pour lesquels tout inceste est prohibé. On considère, en islam, que la femme « encadrée » par le mariage et par les rites sociaux qui restreignent sa liberté, ne sera pas tentée de succomber à Satan et à ses pompes. « Les femmes sont votre champ ; cultivez-le de la manière que vous l’entendez » (sourate II, 223) car « les maris sont supérieurs à leurs femmes. Dieu est puissant et sage » (II, 228) et en cas de partage des biens, « donnez au fils mâle la portion de deux filles. » (IV, 12) En effet, « les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci. » (IV, 38) C’est une tautologie, mais ce que Dieu veut… « Il ne convient pas aux croyants des deux sexes de suivre leur propre choix, si Dieu et son apôtre en ont décidé autrement. » (XXXIII, 34). Le désir homosexuel existe inévitablement dans une société qui valorise tant le mâle et dévalorise tant la femelle. Si ce n’est pas le dessein de Dieu, c’est un péché véniel : « Dieu ne pardonnera point le crime d’idolâtrie ; il pardonnera les autres péchés à qui il voudra. » (IV, 51)
Le fils de l’un de nos chauffeur de car, un Ali d’une beauté froide à 14 ans, restait debout alors qu’un siège lui tendait les bras. Ma compagne et moi avons bien mis une heure à comprendre, nous lui disions en anglais qu’il pouvait s’asseoir et il déclinait toujours. C’était la religion ! Nous avons échangé nos places, elle et moi. Ali s’est assis presqu’aussitôt après : il ne pouvait supporter être assis à côté d’une femme, comme si elle était Satan en personne. Plus tard dans la montagne, un instituteur qui marchait avec moi pour revenir au village, m’a exposé son existence. Il ne faisait classe que le matin ici, l’après-midi ailleurs, faute de moyens. Il gagnait très peu, se faisant payer en nature par les paysans pour subsister. Impossible pour lui de songer à se marier car il n’était pas du clan, venait de la ville et restait trop pauvre. Comment résolvait-il ses problèmes de libido ? Il ne m’en a rien dit, mais on peut deviner.
J’ai lu une fois ‘The News’, le quotidien en anglais du Pakistan. Le numéro du lundi 6 août 2001 m’a permis de voir ce qui intéresse la fraction éclairée du pays. En première page, la fierté nationale : le Cachemire, la Palestine (où un chauffeur de car « a blessé dix Israéliens » en fonçant dessus), les Talibans (qui ont arrêtés dix membres d’ONG « prêchant le Christ »), un lama tibétain (« qui voudrait venir en visite »). On le voit, les « problèmes mondiaux » se réduisaient à l’islam. Le supplément hebdomadaire du journal laissait parler ses lecteurs : on y lisait les peines de cœur et les angoisses d’identité des filles et des garçons. Le conservatisme social et la morale – le « religieusement correct » - rendent les adolescents moins autonomes, Une fille qui utilisait internet s’étonnait que les chats la conduise à « recevoir des propositions de rencontres directes » ! Réaction ingénue : les êtres humains sont-ils de purs esprits ?
La première force politique du Pakistan était (et reste) l’armée, la seconde le clergé musulman, viennent ensuite les propriétaires fonciers puis les industriels, enfin les petits commerçants. 44% de la population vit de l’agriculture (mais ne produit que 25% du PIB), 39% vit des services et 17% seulement de l’industrie. Poids de l’armée… L’industrie produit surtout du textile, de l’alimentaire et des boissons, des matériaux de construction, à destination du marché intérieur et, à l’exportation. Fait amusant : le Pakistan exportait en 2001 surtout vers les USA (22%), Hongkong, le Royaume-Uni et l’Allemagne (7%). Le Pakistan importait un peu plus qu’il n’exporte, principalement en machines et pétrole, surtout des États-Unis et du Japon. Pays pauvre, surpeuplé, souffrant de disputes politiques internes, manquant d’investissement international et en coûteuse confrontation avec son voisin l’Inde, le Pakistan s’est constitué en entre-soi xénophobe. Il se voulait le Pays des Purs où seul l’Islam est permis.
Muhammad Saïd al-Ashmawy, ancien Président de la Haute Cour de justice du Caire, dit des fondamentalistes islamistes : « leur doctrine, système de vie total, sinon totalitaire, s’inspire de la même obsession d’une cité terrestre parfaite, conforme à la cité céleste dont ils déterminent l’organisation et la séparation des pouvoirs à travers les lunettes de leur lecture fantasmatique du Coran. » L’État n’est pas séparé de l’Église, ni la Morale du Livre : Dieu a tout créé, il veut tout. Pervez Hoodbhoy, professeur de physique pakistanais, déclarait à l’Express le 20 septembre 2001 : « cela me peine de le dire, mais l’Islam propose toujours des solutions faciles à des questions complexes. Voilà 700 ans que le monde musulman n’a pas produit un seul penseur marquant, dont les écrits auraient une valeur universelle. (…) Parce qu’elle a cristallisé une série de règles et d’interdits, l’orthodoxie islamiste nous rend introvertis, voire xénophobes. »
Cela dit, constatons que le fanatisme islamique a été encouragé par les États-Unis, notamment par Kissinger et Brezinski, ces brillants stratèges. Les États confessionnels n’étant pas marxistes pouvaient résister efficacement aux sirènes soviétiques, l’Ennemi de l’Amérique durant la longue guerre froide. La promotion de la vulgate coranique bloquait avec bonheur toute modernisation des pays musulmans, et ne pouvait que profiter au capitalisme américain, heureux de cette dépendance technique. La démographie galopante créait un marché pour les produits made in USA (armes, blé, machines – pas les disques ni le cinéma bien sûr !), en échange de l’énergie vitale pour l’Amérique : le pétrole. C’est ainsi qu’ont été déstabilisés l’Égypte de Nasser, l’Iran du Shah et l’Irak de Saddam Hussein, brisant net leur développement. Mieux vaut libaniser, reprenant la vieille diplomatie britannique et impériale du « diviser pour régner ». D’autant que le fondamentalisme islamique ne saurait gêner les fondamentalistes protestants puritains…
Les attentats du 11-Septembre sont un drame humain et un acte de terreur inacceptable. Mais convenons que les États-Unis naïfs de Clinton ou cyniques va-t-en-guerre de Reagan l’ont bien cherché. La priorité donnée aux investissements commerciaux et financiers sur toute autre motif est la clé de la situation. Instrumentaliser les islamistes radicaux a peut-être protégé le pétrole un temps en sous-traitant les problèmes en Méditerranée et en Asie centrale, mais il se révèle apprenti sorcier. La haine religieuse peut surprendre les Américains, persuadés de leur mission sur cette terre ; il ne surprendra hélas pas les Européens, habitués aux guerres de religion ou d’idéologie.