J’interromps un moment l’évocation de ces souvenirs de voyage. Hier soir, la rédaction des lignes précédentes m’a permis de m’immerger à nouveau dans l’univers du fado. Ce furent mes dernières pensées avant de sombrer dans le sommeil. Je rêvais à de grosses chanteuses aux sourires édentées et aux poitrines généreuses lorsque vers 4h30 du matin, j’entends sous ma fenêtre « hey… Fado ! Fado … Fado ! » Pensant stagner en lisière du sommeil, je me persuade que ce n’est que le fruit de mon imagination. Mais le cri retentit de nouveau, plus distinctement cette voix. Je suis totalement éveillé et me concentre sur la voix. « Hey, Fado… Fado… Qu’est-ce tu fous… Fado ! » Je me lève pour observer les malotrus. Ils sont deux, une bière à la main. Ils titubent. Je perçois de nouveau des bribes de leur conversation de pochards. Il me faut quelques secondes pour comprendre qu’ils ont perdu leur collègue, parti sans eux, un certain « Fredo » que leur voix pâteuse et imbibée d’alcool à transformer en « Fado ».
Nous quittons à regret le quartier et décidons de traverser le pont du 25 avril qui semble proche. Il nous domine. Sans carte de la ville, il est difficile de se repérer dans cet imbroglio d’artères. Nous nous perdons demi-tours, traversées de ponts. Les zones industrielles sont désertes à cette heure. Chaque erreur nous entraîne sur une nouvelle direction. Jamais la bonne. Les esprits s’échauffent dans les voitures. Après de longs moments de conduite nocturne, nous roulons enfin sur le pont mythique. Sa carcasse métallique nous engloutit. Sous nos roues coule la masse noire menaçante des eaux du Tage. Au loin, nous apercevons les lumières de la ville, des points oranges perdus sur les hauteurs sombres.
L’immense Christ de l’autre côté de la berge nous accueille les bras ouverts. Nous avons à présent franchi le pont et tentons de bifurquer pour admirer le panorama nocturne de la ville. Mais de nouveau, ma route nous happe. Pas de répit, une nouvelle destination nous entraîne loin, dans un inconnu bitumé. Un tel point de vue de la ville existe-t-il ? Nous continuons sans avoir la réponse.
Ce pont du 25 Avril ressemble à celui du Golden Gate Bridge : même forme, même couleur rouge brique. San-Francisco…Les souvenirs d’un arrêt sur Treasure Island pour admirer les buildings du quartier downtown, le « skyline » tel que exposé sur des posters qui ont baigné mon imagination depuis toujours. Le Portugal est loin de l’Amérique, un point de départ d’avantage qu’un point d’arrivée. Départ vers de nouveaux horizons.
Le lendemain, nous délaissons les quartiers populaires du centre ville pour longer l’allée des docks où s’alignent les bars et restaurants nocturnes ; Les établissements rivalisent d’imagination pour attirer à eux les passants. Des haut parleurs diffusent la musique censée représentée l’empreinte thématique de l’établissement. Salsa, dance, karaoké… Rien ne m’attire. L’endroit est neuf et il manque la patine des âges. Le passé glorieux de Lisbonne ne transparaît pas sous ces hangars. Plus loin, dans la nuit, une tour blanche porte des lettres illuminées. « Belem ».
L’impression est la même dans le parc des nations ; Le quartier est tout récent, construit comme une cité du futur, novatrice et écologique. Les fils électriques sont enterrés, … L’aquarium géant, fierté de la ville, émerge de l’eau. Sa visite nous décevra. Présenté comme un des plus grand aquariums d’Europe, sa visite est rapide et sans grand intérêt pédagogique. Plus loin, nous passons quelques instants dans l’immense centre commercial Vasco de Gama. De belle dimension, cette galerie commerciale propose toutes les grandes enseignes mondiales. Puis, en sortons du côté opposé, nous pouvons admirer l’originalité de ce bâtiment tout de béton et d’audace.
Retour dans la Baixa. Au pied de l’escalator de Santa Justa, je lève la tête et admire cette immense colonne métallique qui occupe l’espace entre deux grands immeubles. Elle semble d’un autre âge, tout droit sortie d’un livre de Jules Verne. Une longue file de touristes patiente pour s’envoyer en l’air. Parmi eux, nous entendons beaucoup de français. « Cet ascenseur fut construit par Eiffel ». Un autre, un guide touristique à la main, le corrige « non, il s’agissait d’un de ses disciples » dont il délivre le nom en s’empressant de l’oublier.
La file s’étend à présent jusqu’au trottoir. Nous stoppons devant la devanture d’un bijoutier ans doute ravi de cette affluence continue devant sa devanture. Comment rêver mieux que cette publicité inespérée ? De l’autre côté de l‘impasse, un homme d’affaire cravaté termine à la hâte un café, debout au soleil. Enfin, nous avançons. Une obscurité soudaine a succédé à l’aveuglement du soleil sur les pavés blancs et il nous faut quelques instants pour nous accoutumer. De nouveau, nous assistons à la cérémonie des tickets présentés avant de prendre place dans cet antique ascenseur. Un préposé de la compagnie de transport public de la ville ferme d’un geste brusque la grille. Il y introduit ne lourde clef et actionne quelques boutons antiques. Nous prenons peu à peu de la hauteur et découvrons un panorama de la ville. Les façades s’allongent puis les toits apparaissent. L’intérieur de la nacelle est orné de métal travaillé et de bois patiné par la présence de milliers de visiteurs. On retient son souffle. A présent, nous avons dépassé les toits et le soleil a inondé la cabine. Nous sommes arrivés après un dernier soubresaut qui ponctue d’un point final notre ascension. L’employé doit donner de la voix pour traverser la cabine encombrée d’une foule compacte de touristes impatients. Il actionne la clef dans la serrure, pousse la grille et nous invite à sortir. Nous débarquons sur une passerelle métallique qui surplombe la ville, à 45 mètres de hauteur. Nous profitons longuement de cette vue superbe à 360°.
Le dédale des ruelles de Lisbonne ont eu raison de la volonté de suivre un plan précis pour visiter la ville. Peut-être est-ce pour cela que le rythme et la construction du début de ce récit ont été délayé dans le dédale de ma mémoire. Quel jour sommes-nous allé à Sintra ? Quelle importance après tout. Nous suivons les conseils de Fernando Pessoa : « le touriste en visite au Portugal ne devrait pas limiter ses découvertes à la capitale, même s’il y trouve, comme nous venons de le montrer, bien des endroits et des monuments susceptibles de flatter ses penchants à la fois pour l’art et pour l’histoire ». La route pour atteindre Sintra est magnifique et totalement différente des paysages que je m’imaginais. Malgré un beau soleil et un ciel azur, le vent souffle fort et l’écume beige qui s’échappe des rouleaux de vagues offre un spectacle étonnant. Seuls, quelques surfeurs téméraires osent affronter ce déchaînement maritime et les grandes plages sont désertes.