La langue de Sarah Chiche prend, elle prend tellement que cela devient monstrueux comme l'histoire qu'elle raconte, mains moites, cœur battant et respiration haletante. A tel point que je me suis demandé quelle machine avait pu créer ce style parfait et musical à te crever les tympans (à moins d’être déjà sourd) mis au service de cet univers d’écrivain si dense, concentré et lucide. J’en ai eu un syndrome de Stendhal, comme diraient les autres-qui-savent-aussi : quand le corps prend le relais et que l’esprit (je n’ai beau ne pas être dualiste, la métaphore est parlante) ne va pas assez vite. Pas assez vite devant le sentiment d’être là devant un chef d’œuvre, à tourner les pages et à tenter de ne pas glisser des yeux, tenir littéralement à bout de regard une déferlante d’émotions comme j’en ai rarement eues en littérature. Sensations qui ne se démentent pas à la relecture, qui s’affinent et se renforcent à mesure que se fait comprendre toute l’étendue du concept.
Car cette demi-destinée d'Hannah Epstein-Barr, quart de mondaine buvant la tasse, tous les jours un peu plus engluée dans le béton jamais sec d'une famille où se croisent un grand-père déporté, une grand-mère cacochyme, un père mort trop tôt, et au milieu la mère à majuscule histrionique, violente, elle-même descendante d'une lignée de malades et qui décide un beau jour de couper définitivement Hannah de toute la moitié de son héritage, finalement, j’aurais pu m’en foutre. Comme je m’en fous des histoires de 97% de mes contemporains, clichés plus ou moins larmoyants, dispensables et renouvelables comme une prescription de psychotropes et autres excuses qu’on se cherche pour ne pas vivre sa vie. Évidemment, l’empathie y a joué son rôle dans cette « révélation » de lecture : le rôle secondaire d’expériences communes avec l’héroïne, le voisinage de la folie, les cercles sociaux putrides, la certitude de porter au cœur de mes cellules la grosse partie d’un génotype de cadavres. Ces « racines de morts », comme l’a merveilleusement écrit Lola Lafon.
« Ma mère voulait une fille non séparée d'elle », se pose la narratrice. « J'adore être enceinte, m'avait-elle dit. Seulement, voilà : j'étais sortie d'elle et le trou laissé par ma venue au monde l'avait rendue carencée, inconsolable et impuissante. ». Étouffant chez les « racines de morts », Hannah cherche l'air vainement plus frais du mariage où l'époux prend « Fahrenheit 451 » pour le nom d'un parfum pour homme. Une farce, comme cette vie d'expatriée du bout du monde, dans un Singapour où l'on déguise les suicides de boniches surexploitées en accident de lavage de carreaux. Pendant les trois-quarts du roman, la tête d'Hannah est maintenue fermement sous l'eau, toujours un peu plus, comme si cela était encore possible, jusqu’à l’atélectasie. Elle s’en sortira via l’effondrement final, l'épiphanie, et la seconde moitié de son destin restera dans les pages à écrire. Moi, j’en suis encore sidérée.
« L'inachevée » fait parfois penser au S. Tahla du « Ravissement de Lol V. Stein » de Duras, pour ses pages éthérées de vision d'asile de fous, pour sa narration de biais, d'autres fois on se rappelle Pascal Quignard et son écriture baroque, grasse et charnelle, avant que d'autres passages secs et pour certains frôlant le burlesque pince-sans-rire ou de surprenante destructurations, nous fassent dire que l'écriture de Sarah Chiche nous a bien donné à lire, sur un plateau d'argent, un « roman sur rien » des plus magistraux. Sans oublier les petites cuillères qui vont avec.
Sarah Chiche, L'inachevée, Grasset, 177p, 14,90 €