C'est maintenant sûr et certain, un film intitulé "The Road", et adapté du livre éponyme (extraordinaire, répétons-le encore une fois) de Cormac McCarthy, va apparaître sur nos grand écrans à la fin de l'automne prochain. C'est la rançon de la gloire pour Cormac : après l'interview made in Oprah, le film. Pour quiconque ayant lu "The Road" avec fascination, avec terreur, avec effroi, avec émotion, la question se pose forcément : comment est-il possible, à partir d'une telle histoire, racontée avec une telle science littéraire, d'accepter de se voir imposer des images précises par-dessus celles que nous a léguées, sans doute de façon indélébile, notre expérience personnelle de lecteur?
"The Road" est un livre dont le style décharné, n'offrant que de l'os et trés peu de chair, agit en coups de poings successifs, disposant avec rigueur ses rituels répétitifs, ses paroles incantatoires, avec des phrases dénudées à l'extrême, rêches, dures, presques cassantes, à l'image du monde décomposé qu'elles doivent montrer au lecteur presque malgré elles, chaque mot choisi et pesé comme dans la balance du jugement dernier.
Le handicap du cinéma (surtout quand il s'inspire de trop près de livres connus) est qu'il est toujours condamné à trop à montrer : alors, la seule solution, c'est de trahir le livre en beauté et de s'en servir pour dire tout autre chose, c'est-à-dire avoir un discours qui soit non pas littéraire mais purement et essentiellement cinématographique. Et dès lors, le livre originel passe à la trappe (cf. Stanley Kubrick). Petit cercle vicieux.
Qu'est-ce qu'on craint pour "The Road" version filmée? Trop de pathos, trop de complaisance dans l'horreur, trop d'insistance sur des motifs qui dans le livre frappent sec et droit par leur intensité choisie. Le caddie, les sacs, les bouteilles en plastique, le dérisoire camion jaune que l'enfant traîne avec lui, sont les petits leitmotivs qui parcourent sans cesse le livre, les leitmotivs de la survie, de la survie malgré tout, et qui scandent l'errance tout en en constituant les symboles. Sur pellicule, ne risquent-ils pas de demeurer ce qu'ils sont une fois les spots éteints : des accessoires?
Le réalisateur en sera Joe Penhall, un australien quarantenaire qui n'a pour l'instant à son actif que quelques clips, ainsi qu'une sorte de western australien, dont il se dit le plus grand bien, et auquel avait déjà collaboré Nick Cave, qui pour "The Road" a mis la main à la musique. Pour réaliser un bon film, il n'est pas forcément nécessaire d'être un vétéran, comme Ridley Scott qui l'année suivante nous offrira sa vision de "Blood Meridian". Mettons qu'il s'en sortira, grand miracle, plus qu'honorablement. Mais enfin, de la musique sur "The Road"?!? Un livre qui ne cesse d'être surplombé par le silence tant des morts passés que de la mort à venir?
Le père : il est joué par Viggo Mortensen. On aurait pu faire un choix bien pire, certes. L'américano-danois a montré à plusieurs reprises qu'un jeu habité était à sa portée, et qu'il pouvait être crédible dans des conditions extrêmes. Bon. Mais que sait-on du père dans le livre? Qu'il est barbu et qu'il est trés probablement médecin. Point-barre. Coupant toutes les branches d'individualité qui pourraient gêner, McCarthy en fait une sorte d'archétype universel, qui peut refléter toutes les angoisses. Sur l'écran, on ne verra plus cet homme sans visage reflétant tous les visages, on ne verra que Viggo, on se dira qu'il a la même barbe que dans "Capitan Alatriste" et que oui, décidément, dieu merci Stuart Townsend a été viré de "Lord of the Rings". Où l'en revient toujours à cette richesse du pronom indéfini soulignée par un fana de l'abécé.
Encore plus problématique : le gamin. Son rôle est interprété par un certain Kodi Smit-McPhee, un petit australien âgé de 12 ans. Il est blond, bien sûr : c'est la seule chose qu'on sache de lui dans le livre (c'est même le seul dont la couleur de cheveux est précisée, pour des raisons évidentes : l'angle blond de la rédemption). Après avoir lu le livre, on se demande quand même comment le gamin va réussir à ne pas trop ressembler à un kid américain moyen qui est juste parti un peu trop longtemps en randonnée. McCarthy évoque, avec une cruauté qui fait mal, un corps d'enfant amaigri à l'extrême, aux côtes saillantes, comme sortant, pense le père, d'un camp de concentration. Cet aspect doloriste de l'enfant innocent qui souffre est central au livre. Que va faire Mr Penhall? Obliger Kodi à passer sous la barre des vingt kilos? Le maquiller un peu pour le rendre un peu plus blafard et fatigué et basta? Dissimuler ce problème sous une grosse doudoune usée?!? Hmmm.
La mère, enfin : le choix s'est porté sur Charlize Theron. Pourquoi pas. On espère quand même que Mr Penhall (qui est aussi le scénariste) sera resté raisonnable dans les flashbacks à la louche (et pitié, pas de mélo), tant dans le livre la mère est avant tout un fantôme parmi les fantômes, évoquée, effleurée par la mémoire du père avec une douleur morbide qu'il sera bien difficile d'évoquer en images sans faire rire. C'est même là l'un des plus gros challenges : comment transposer en images mouvantes un livre qui fait appel à des peurs et des sensations extraordinairement complexes, enfouies en nous et que cette magie des mots a pu faire resurgir si violemment.
On ne s'attardera pas sur les scènes évoquant le cannibalisme, que McCarthy dose dans son récit avec une précision et une sobriété exemplaires (écrivaillons de l'apocalypse, prenez note), et qui on le sait figureront bien dans le film, avec la scène du cellier, son homme amputé des jambes et tout le toutim. Ne manquera plus que l'odorama. Mr Penhall, s'il vous plaît, ne confondez pas "The Road" avec un succédané de film gore à vagues implications politico-sociales, d'avance merci.
Tout ceci fait beaucoup de questions? Mouaip. En tous cas, réponses prévues en salles en novembre 2008.
Cormac Mc Carthy dans la galaxie FFC :
Chez Antonio : La Route.
Chez Bartleby : La Route et Suttree.
Chez Fausto : La Route et Méridien de sang.
Chez Thomz : La Route et A country for old men (le film).
Chez JDM : La Route et A country for old men (le film).