A propos du Schizo & les Langues de Louis Wolfson (Gallimard).
Non mais quoi, sérieusement Pedro, « Critique & Clinique »... tu penses vraiment que je lis ce genre de publication? Héhéhéhé... Même si j'en ai besoin sans aucun doute. Qui arrive vraiment à comprendre se que raconte Deleuze? Je veux dire - il utilise des mots de la langue française tout comme moi, ça fait pas un pli, mais la façon dont il les dispose, les combine, les confronte... c'est une langue inconnue pour mon cerveau imbibé d'alcool. La question n'est pas là de toute manière (quoique, la langue est bien au centre de ce papier). La question est: pourquoi ce livre a t'il été écrit? C'est ça la vraie question concernant Le Schizo & les Langues de Louis Wolfson. Qu'est ce qui a poussé ce malade mental à écrire un truc pareil? Eh bien la nécessité, tout simplement.
Louis Wolfson n'est pas très âgé lorsqu'il entreprend l'écriture du Schizo & les Langues à la fin des années 60, mais il est déjà bien malade. Louis Wolfson est un schizophrène américain qui a décidé d'écrire un livre en français. Pourquoi? Parce qu'il n'avait pas le choix. Son personnage principal se nomme « l'étudiant en langues schizophrénique », « l'étudiant malade mentalement », « l'étudiant d'idiomes dément » & on a vite fait de comprendre que Wolfson se décrit lui-même dans ce que Paul Auster, qui sait très bien de quoi il parle, aurait appelé une autobiographie à la troisième personne.
L'étudiant en langues schizophrène passe ses journées à apprendre de nouveaux idiomes (allemand, français & hébreux principalement) dans le seul & unique but de se protéger de l'anglais, sa langue maternelle incarnée par une mère borgne... Brrrr! L'expression langue maternelle n'aura jamais aussi bien porté son nom. La mère de Wolfson est un personnage vulgaire, suffoquant, maniaque qui n'a de cesse d'emmerder son fils en venant lui parler à haute & intelligible voix à propos de tout & de rien, pourvu que son fils s'en trouve contrarié. Ce dernier n'a alors d'autre solution pour résister à ces assauts répétés que de se boucher les oreilles ou de monter le volume de sa radio branchée sur des émissions françaises de Montréal. Mais, bien évidemment, ça ne suffit pas. Il va donc mettre au point un procédé linguistique, très proche de ce qu'a pu utilisé Raymond Roussel, pour traduire les mots anglais en d'autres termes étrangers se rapprochant par le sens & le son de l'original.
Malgré le mal dont il souffre il n'y a aucune trace de folie en ces pages, bien au contraire Wolfson fait preuve d'une lucidité désarmante que ce soit sur son état ou sur le monde qui l'entoure. New York. La salle de lecture de la bibliothèque. L'appartement familial. Les prostituées. Le quartier juif où il vit. Chaque mot est pesé & s'imbrique sans sur poids dans une description souvent mordante de l'espèce humaine – l'espèce humaine dans ce qu'elle a de plus pathétique ou simplement dérisoire.
La méthode que l'étudiant en langues schizophrène met en place tout au long du livre fait l'objet d'une attention peu commune, prenant parfois plusieurs pages (pour exemple la traduction d'une chanson populaire qui pollue la matinée du narrateur & qui prend cinq bonnes grosses pages). Mais elle n'est pourtant pas au centre de la narration; elle n'est qu'une conséquence. Une séquelle pathologique du combat que le narrateur mène contre sa mère & sa langue maternelle. La première polarisant la haine que Wolfson porte à la seconde voit son influence néfaste aller bien au-delà de la simple affectation linguistique. Elle devient ontologique, selon Deleuze, à partir du moment où il conçoit cette confrontation comme un antagonisme vital entre le Savoir (les langues étrangères étudiées pour se protéger) & la Vie (sa mère & la nourriture, nous allons en reparler).
Le combat est bien vite ingérable car il est évident que Wolfson n'arrivera à rien tant l'emprise de la Vie sur le Savoir est forte. Elle lui inflige même une autre affliction mais étroitement lié au problème de la langue puisqu'il s'agit du dégoût qu'il ressent envers la nourriture. Le parallèle est frappant dans la symbolique. La bouche en tant que attribut humain englobe de nombreuses significations. Sa fonction principale, sa fonction physiologique & première est de manger, d'ingurgiter des aliments nécessaires à notre survie. Mais la bouche représente aussi la parole, la culture, le savoir. Voilà le noeud gordien de ce conflit qui émerge au centre des tourments de l'étudiant. A chaque fois qu'il mange, il essaie de se contenir mais c'est plus fort que lui & il doit s'empiffrer jusqu'à en être malade. La culpabilité qu'il ressent alors est la même qui le tiraille à chaque fois qu'un mot anglais passe ses défenses. Pour lui c'est une défaite. Pendant qu'il se goinfre il est vulnérable malgré toutes ses précautions (des mots anglais sont imprimés sur les boîtes de biscuits, sa mère peut intervenir à tout moment...) & par dessus tout le but qu'il s'était fixé, la création d'une nouvelle langue, véritable idiome babelien, reste au point mort. De sa bouche doit sortir le Savoir & entrer la Vie mais l'un comme l'autre s'annulent. Rien n'est construit. Tout est en perpétuelle construction/déconstruction & l'esprit fendu se désintègre irrémédiablement.
Le livre de Wolfson – il est impossible de parler de roman, ou d'étude psychanalo-linguistique? - apparaît parfois comme un catalogue de combinaisons linguistiques interchangeables, une démarche scientifique là où Roussel y avait structuré un moyen poétique, mais encore une fois il n'en est rien. C'est un manuel de survie en milieu hostile. C'est le récit d'un combat quotidien perdu chaque jour. C'est l'impressionnante perspicacité d'un homme acculé. C'est surtout un texte unique, écrit dans les marges de la littérature. Dans les marges du langage & cette précarité pose le problème même de la traduction du texte de Wolfson & de sa place dans les oeuvres du XX ème siècle. Gallimard l'a fait paraître dans sa collection « Connaissance de l'Inconscient » ce qui à mon sens n'en a aucun.
Le Schyzo & les Langues est une oeuvre rare qui chamboule de part en part. Ça c'est un fait vérifiable.