ai survécu
une fois encore
puisque j’écris
Un des poèmes du Temps du tableau relate un souvenir d’enfance d’Elizabeth Bishop :
Je me rappelle Elizabeth Bishop
qui avala, enfant, une pièce de 5 cents
(cadeau inopiné) pour la garder
La présence d’Elizabeth Bishop n’est pas fortuite. Comme elle, la narratrice a voyagé. On prendrait les titres des poèmes comme des invitations pour un ailleurs toujours à recommencer : le recueil s’ouvre sur "Léningrad à Saint-Pétersbourg", se poursuit par "La Piedras Beach", "Los Angeles", etc. Pourtant on ne découvrira pas la pourpre de lieux exotiques, les risques des grandes métropoles – qui sont des clichés. Elle écrit des moments sans éclat, de ces scènes insignifiantes qui tissent les jours, des rencontres sans insolite, et seuls les rêves rompent avec l’ordinaire de ce quotidien. L’écriture elle-même ne déborde pas les principes d’un vers libre à la syntaxe sage et sans ruptures de rythme. On pourrait avoir le sentiment que rien ne pourrait briser l’équilibre des jours :
un merle noir sur le gazon vert vif
du terrain de golf
cependant qu’en parallèle
bondissant dans le sous-bois
la chienne fait ployer les hautes digitales
les joncs lisses et sombres
Rien n’est moins sûr. Les choses ne sont pas ce qu’elles
paraissent et seuls quelques lieux, comme la forêt, offrent encore l’idée d’un
« monde indemne ». Encore ces îlots n’incitent-ils pas toujours aux
pensées paisibles : « aucune
image / si ce n’est la mer bleue / la peur de m’y engloutir ». L’écoulement
du temps ne présente pas non plus de motifs à se réjouir : « et l’hiver est devant nous / qu’il va
falloir traverser ». Rien ne change dans la durée, dans « ces matins de nuit / ces jours de plomb »,
pas plus que les déplacements multiples ne modifient les perceptions. Partout
« le jour est bouché / la place est
vide » ; ici, « Paris
est gris, froid, mort », et très loin de Paris « un nouvel avion a crashé / dans un monde usé ».
La mort en effet est toujours présente, où que soit la narratrice : la
plage et le sable clair, mais la mer rejette un « cadavre pourrissant », « cadavre hideux » ; une autre fois, rapporte-t-elle, « j’apprends que M’Bark s’est pendu » et, en écho quelques vers
avant la fin du recueil, « hier
Bouillet retrouvé pendu » ; dans la campagne où pourrait se jouer
une pastorale, « c’est une vache /
dans une vraie cour de ferme / morte (corps immense) » ; sur
l’étal du marché aux poissons, « tête
énorme de thon / cône métallique lisse / posé dans son sang » ;
etc. Les images heureuses ne sont pas absentes : dans "Jeune fille
avec entourage", un Africain et une jeune fille s’aiment et l’on assiste à
la scène du baiser ainsi commentée : « une telle beauté / inscrit scène 4 / du côté du paradis ».
Paradis de l’amour ? sans doute, mais cela a lieu au théâtre... La
réalité, elle, est faite de « peurs
inavouables » nées des images du passé que la narratrice reconnaît
dans l’atelier d’un peintre, « des
images d’Histoire. / celles de l’Holocauste / celles de l’enfance ».
Elles rouvrent une blessure que rien ne peut guérir et, d’une certaine manière,
certains rêves la répètent, comme celui « du chien qui saisit un verre brisé », rêve d’un monde dans
lequel toute harmonie est chassée puisque n’est pas même épargné l’animal –
innocent par nature.
Les trois ensembles du recueil ne laissent pourtant pas un goût de cendre. La
narratrice de la lettre, qui récrit des fragments du passé, qui traduit Rose
Ausländer1, rappelle
en citant Rilke la difficulté de vivre l’amour. Rose Ausländer, Rilke, mais
aussi Georges Henein, Brecht, Celan, Hölderlin, Goethe, Truman Capote,
Elizabeth Bishop. Cette présence forte de la littérature n’oriente pas vers
l’oubli des blessures mais au moins vers le refus d’accepter le déséquilibre,
ce que dit symboliquement un poème : une jeune fille n’accepte pas que
l’on joue à mourir sur une scène, et elle « tourne les talons / quitte le théâtre ». Comme Elizabeth
Bishop avalant sa pièce,
il faudrait
avaler sans les digérer
les moments de temps
qui frisent l’éternité
et dans le jour blafard du lendemain
se dire que le temps du tableau
est toujours mêlé
que tout reste à faire
que tout est à recommencer.
note de lecture de Tristan Hordé
Catherine Weinzaepflen,
Le temps du tableau,
éditions des femmes/ Antoinette Fouque, 2008, 15€.
1 Voir dans l’Anthologie permanente de Poezibao (31 janvier 2006) des extraits de la traduction de Catherine Weinzaepflen et Sylvie Leblois-Dumet, parue dans If, n° 27, 2005.