La mondialisation, ce doux sobriquet qu'on utilise pour désigner l'impérialisme, a été présentée depuis un quart de siècle comme le médicament miraculeux capable de résoudre tous les problèmes de l'humanité, dont la faim. Or, cette mondialisation a, au contraire, augmenté la faim et provoqué une situation profondément injuste en termes alimentaires. En effet, alors qu'une petite minorité consomme à satiété (comme le montrent ces «corps sveltes» de millions d'étasuniens, joufflus et grassouillets, qui n'arrivent même plus à marcher à force de se gaver de nourriture industrielle – pour ne pas dire des détritus), des millions d'êtres humains souffrent de dénutrition ou meurent de faim, sur tous les continents.
Renan Vega Cantor * / .alencontre.org/ImpMond/ImpMondFaim06_08.html
Que le capitalisme produise des affamés n'est pas nouveau, puisqu'à toutes les époques, son expansion mondiale a invariablement généré de la faim à grande échelle suite à la destruction des économies locales, soumises à de nouvelles contraintes pour qu'elles «s'adaptent» aux besoins du marché mondial, comme le répète la formule des économistes orthodoxes.
La première mondialisation:
la conquête sanglante de l'Amérique
C'est après 1492, lorsque les puissances européennes ont conquis et colonisé dans le sang le continent «américain», que les premières famines se sont produites sur les terres du «nouveau monde».
Cette conquête a englobé toutes les sphères sociales, culturelles et environnementales de la vie des communautés indigènes, détruisant les structures qui permettaient à ces sociétés de fonctionner.
Les Européens ont apporté avec eux des maladies et des épidémies qui ont altéré et détruit les écosystèmes natifs qui rendaient possibles la survie des indigènes. Les épidémies de variole, de rougeole et de peste ont tué des millions d'êtres humains en s'associant aux famines entraînées par la destruction des récoltes suite à l'introduction de vaches, de moutons et de rats qui venaient dans les soutes des navires des envahisseurs.
La conquête européenne de l'Amérique a entraîné la faim et la maladie dans les sociétés indigènes qui n'avaient pas connu sur une vaste échelle du fléau de la faim, comme cela s'est passé aux Antilles, en Amérique centrale et en Amérique du Sud.
Un des exemples les plus dramatiques de cet impact peut être observé actuellement dans le territoire péruvien. L'empire des Incas garantissait l'alimentation de tous les peuples sous sa domination, au moyen de systèmes adaptés de stockage d'aliments tels que la pomme de terre et le maïs, qui étaient ensuite redistribués dans tous les régions de l'empire. Dans ces mêmes terres, on cultivait dix mille variétés de pommes de terre, ce tubercule qui des années plus tard devait sauver l'Europe du fléau des famines permanentes.
Et pourtant, aujourd'hui le Pérou achète à la Hollande une partie des pommes de terre consommées par les Péruviens. Il ne s'agit pas là d'une fatalité historique, mais de la contrainte du système colonial qui a détruit les systèmes de culture des indigènes, en transformant des vallées fertiles en lotissements de terre desséchés.
En même temps qu'on détruisait les bases alimentaires des sociétés indigènes, les hommes étaient réduits en esclavage dans les mines d'or et d'argent et les femmes soumises à la servitude domestique. C'est ainsi que la faim est arrivée dans ces terres, introduite depuis l'extérieur, comme la variole, la croix et l'épée.
La deuxième mondialisation:
l'expansion capitaliste et la mort en masse dans les colonies européennes au XIXe siècle.
Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, l'Angleterre, en concurrence avec la France et d'autres puissances européennes, était à la tête de la conquête de territoires en Afrique et en Asie, ce qui a entraîné des famines à une échelle sans précédent.
En Inde et dans d'autres territoires colonisés par l'Angleterre, les populations ont été obligées de produire non plus pour elles-mêmes, mais pour le marché anglais. Cette forme d'agriculture d'exportation a entraîné le fait que les communautés locales, qui avaient été autosuffisantes avant leur incorporation violente au système capitaliste, ont souffert d'une brusque rupture de leurs formes de production agricole. Leur production étant désormais destinée au marché européen, entraînant la mort de millions d'êtres humains au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle.
D'après certains calculs, près de 50 millions de personnes dans le monde sont mortes d'inanition au cours des vingt-cinq dernières années de ce siècle. Alors que dans les pays capitalistes d'Europe, le spectre de la faim disparaissait, ailleurs dans le monde des hommes, des femmes et des enfants mourraient comme des mouches.
Ces personnes ne sont pas mortes parce qu'elles se trouvaient en dehors du capitalisme mais parce qu'elles ont été violemment incorporées à ce dernier. En fait, elles sont mortes pendant l'époque dorée du capitalisme libéral, ou plus exactement, elles ont été assassinées par l'application de la théologie libérale du marché d'auteurs comme Adam Smith, Jérémie Bentham ou John Stuart Mill. Cette théologie déclarait qu'il valait mieux que les céréales des colonies soient exportées en Angleterre, et que cela – on ne sait trop par quel tour de passe-passe – devait en fin de compte bénéficier aux habitants locaux grâce à la main invisible du marché. L'application pratique de cet acte de foi, qui n'avait rien à voir avec la réalité, a entraîné la faim pour ceux qui produisaient les céréales qui étaient envoyées en Europe.
L'augmentation des prix des aliments empêchait les habitants plus pauvres de la Chine, de l'Inde, du Brésil et de beaucoup d'autres territoires, dont les revenus étaient misérables à cause de la paupérisation qu’ils avaient subie, d'acquérir les biens de subsistance de base.
C'est précisément la conversion des aliments en une marchandise et l'application des principes criminels de la «liberté du commerce» qui ont détruit les mécanismes de production, de distribution, de commercialisation et de consommation qui assuraient la survie des peuples colonisés, grâce à l'entraide, à la solidarité, aux dons et à la réciprocité qu'ils pratiquaient. Tous ces mécanismes ont été balayés par le libre commerce, responsable de la mort par inanition physique de millions de personnes.
Troisième mondialisation:
le commerce agroindustriel, les paysans acculés et les famines généralisées
Actuellement le cycle macabre d'utilisation des terres pour y semer des cultures d'exportation, alors que les monopoles agroindustriels s'approprient les produits de subsistance des économies paysannes, se perpétue. C'est ainsi que la famine qui traverse le monde a les mêmes causes que celles des époques précédentes, bien que ses conséquences soient encore plus destructrices à cause de son caractère mondial.
Au cours des dernières décennies, on a partout expulsé les paysans de la terre, qui a ensuite été utilisée pour des cultures qui bénéficieront exclusivement aux grandes entreprises agricoles du monde. La terre n'est plus le moyen de production fondamental pour nourrir les gens, mais l'instrument pour enrichir quelques multinationales agricoles et leurs hommes de paille locaux.
Comme par le passé, le «libre commerce» s'emploie à dépouiller les petits paysans. Ce dépouillement passe maintenant par la suppression des subsides et des mécanismes protectionnistes dont disposaient les Etats, la spécialisation dans la production de produits agricoles pour le marché mondial (café, banane, huile de palme, fruits exotiques), la transformation des meilleures terres en zones d'élevage ou de culture forestière (pâte à papier), et enfin les cultures destinées à la production de nécrocarburants (autrement dit des carburants de la mort, nom qui leur va le mieux que celui de biocombustibles qu'on emploie le plus souvent et qui n'est qu'une tromperie).
Tout cela a entraîné la perte de la sécurité alimentaire dans les pays pauvres, où l'on ne produit plus les produits de base, qui doivent maintenant être achetés sur le marché mondial, aux prix fixés par les entreprises multinationales et par les pays impérialistes comme les Etats-Unis,
C'est ce modèle agricole qui est responsable de la faim qui en ce moment s'étend partout dans le monde et qui a provoqué des rébellions des pauvres dans des dizaines de pays affectés de manière criminelle par ce «libre commerce«. Les paysans ont cessé d'être des producteurs, puisqu'on leur a enlevé leurs terres, et ils sont maintenant des consommateurs, même lorsqu'ils n'ont pas un sou pour acheter les aliments chers qu'ils produisaient auparavant eux-mêmes, précisément parce qu'on les a dépouillés de la terre, de l'eau et de leurs cultures.
Comme les Etats-Unis l'ont annoncé, il y a presque trois décennies dans le document de Santa Fé [1], les aliments se sont transformés en une arme de guerre pour soumettre les pays pauvres, pour détruire leurs paysans et indigènes, pour expérimenter avec les cultures transgéniques, que l'on offre ensuite comme partie de l'«aide» à ceux qui ont faim. A cela il faut ajouter que l'agriculture capitaliste est dépendante du pétrole (à cause de l'utilisation de fertilisants et de produits agrochimiques) et que l'augmentation du prix du pétrole se répercute parallèlement sur les prix des produits de base, qui sont en outre un butin des spéculateurs financiers.
C'est ainsi que la faim de millions d'êtres humains – on évalue à 1200 millions le nombre de ceux qui souffriront de faim chronique d'ici l'année 2025 – est un produit du capitalisme et un juteux négoce qui enrichit à la fois les grandes entreprises qui produisent des aliments, des intrants (herbicide, engrais), des semences (Monsanto, Syngenta), et les sociétés pétrolières comme les entreprises d'automobiles.
Comme au XVIIIe siècle, la meilleure manière pour le capitalisme de résoudre le problème de la faim est de dévorer les pauvres, comme le suggérait Jonathan Swift dans Une modeste proposition (1729). Dans cet ouvrage, de manière satyrique, il proposait que les Irlandais pauvres dévorent leurs propres enfants, ce qui leur permettrait non seulement d'éviter la famine mais également d'économiser des souffrances aux enfants.
Plus récemment, l'idée a été reprise dans un graffiti dans la ville de Buenos Aires qui déclare crûment: «Combattez la faim et la pauvreté! Mangez un pauvre!» C'est effectivement ce qui arrive lorsqu'on cultive du maïs ou de la canne à sucre pour produire du carburant. Quand on met dans une automobile du carburant tiré de produits voués à être des aliments, on est en train de dévorer un pauvre, parce que par un métabolisme contre nature qui ne peut être que le résultat du capitalisme. L'aliment n'a plus comme destin de rassasier des êtres humains, mais de nourrir de voraces machines à quatre roues, l'expression la plus haute du «mode de mort américain». (traduction A l’encontre)
1. En 1980 et en 1988 ont été publié à Santa Fé, suite à deux réunions, les documents qui dessinaient les lignes de force de la politique impérialiste des Etats-Unis en direction de l’Amérique Centrale et du Sud. (réd.)