Dans la famille Orwell, je voudrai les deux sœurs : Edvige et Cristina...
Il aura fallu du temps. Cela fait en effet plus de deux mois que le décret amenant la création du fichier EDVIGE est parut au Journal Officiel, et les vacances furent propices à l'assoupissement de toute la classe politique, sans parler de la médiatique.
Bien peu d'articles (aucun ?) étaient parus dans la presse nationale pendant la préparation du décret et sa publication, bien peu d'analyses dans les médias traditionnels une fois celui-ci paru. Les journalistes, pourtant si prompts à s'enflammer pour une cause dès lors qu'elle sent le soufre, ont brillé par leur absence sur le sujet. Il aura fallu, finalement, l'agitation répétée d'un noyau à l'affût du battage pour que l'affaire soit portée à la connaissance du public.
On pourrait gloser longtemps sur la lenteur à informer de ce décret et sur l'étonnante rapidité à relayer un non-fait, d'une non-polémique transformée en affaire d'état, comme par exemple la récente demande de report de procès soit-disant pour cause de Ramadan. D'éminents bloggeurs ont déjà dit ce qu'il y avait à en dire. Sur le plan médiatique, on se bornera donc à constater qu'il ne faut que quelques jours pour qu'un fait divers sans importance fasse rapidement les choux-gras d'une presse toute acquise au scandale facile.
On pourrait aussi mentionner que, finalement, l'importance prise par le fichier EDVIGE doit beaucoup - une fois n'est pas coutume - à notre amateur du centre extrême, François Bayrou, qui aura pu, dans ses longues heures d'ennui seul, se tenir à l'écoute des blogs et autres sites internet qui, eux, n'ont pas attendu début septembre pour parler du problème posé par ces fichiers.
On pourrait surtout remarquer que ce fichier n'est que la suite logique d'un fichier manuel, non informatisé, qui faisait exactement la même chose et mis en place en 1991 par les socialistes, et qui n'avait pas semblé déclencher à l'époque tout une montagne de réaction de la part des habituels réactifs du droit de l'Homme, du Citoyen ou de la Liberté de Parole.
Bref : il aura fallu le temps pour qu'enfin "tout le monde" s'intéresse à la question du fichage, pourtant en place depuis un moment dans ce pays, à tous propos et hors de propos, et qu'on se pose réellement les questions de l'usage de ces fichiers, de leur contrôle et des taxations exorbitantes qu'ils opèrent sur nos libertés, notamment celle d'exister en dehors du regard inquisiteur permanent de l'Etat.
A présent, le débat est engagé et parions qu'il y aura des mouvements de jambes, des moulinets, des invectives et du brassage d'air autour du sujet.
A notre gauche, il n'y a pas besoin d'être un fin politique pour comprendre que les socialistes de gauche se sont emparés du sujet avant tout parce qu'il constitue une véritable bouée de sauvetage dans une mer médiatique de plus en plus écumante autour de leurs dissensions internes stériles. Avec EDVIGE s'est ouvert un boulevard beaucoup plus crédible pour la critique du gouvernement que ne le fut la pathétique tentative de récupération de la micro-affaire Rossi.
A notre droite, EDVIGE constitue aussi une source de tensions dans la majorité qui permet enfin à certains caciques de l'UMP d'exister en dehors du gouvernement et de la férule sarkozienne. Pas de doute, là encore, que le débat qui commence à agiter le parti socialiste de droite s'alimente surtout au profit d'une médiatisation d'opinions bigarrées dont la profusion traduit surtout le besoin de faire parler de soi pour ceux qui les expriment.
Aux extrêmes, on ferraille là encore et avant tout pour profiter un peu des sunlights qui viennent de s'allumer. Chacun y va de sa petite indignation, fustige le fichier redevenu nouveau à la faveur d'une actualité médiocre en mousse personnelle.
Dans toute cette soudaine cacophonie de protestations, ce sont pourtant bel et bien les libéraux qui ont le message le plus clair et le plus cohérent dans le temps : pour le libéral, il ne peut y avoir de tel fichage de la part de l'Etat. Ni maintenant, ni jadis, demain. C'est même l'un des piliers du libéralisme que d'affirmer la totale jouissance de sa vie privée, de pouvoir marquer clairement ce qui tombe dans le domaine public de ce qui reste de la sphère intime.
C'est, aussi, un des piliers du libéralisme qui consiste à garantir à chacun et à tous une liberté d'opinion et la liberté d'expression d'icelle sans être menacé de voir cette opinion fichée et utilisée contre soi. Aussi pénible que cela soit à écrire, le libéralisme garantit même que le communiste a droit à son opinion - aussi frelatée soit-elle - et que le pauvre bougre égaré dans des marécages intellectuels puants a même le droit d'en faire part la terre entière, sans en être inquiété...
Au passage, on aimerait pouvoir en dire autant de la réciproque, ce qui, malheureusement, n'est pas vrai. Dans l'image ci-dessus, l'Histoire a toujours prouvé que la botte est collectiviste...
Ces constatations menées, il est à peu près certain que le battage médiatique va donc continuer encore quelques temps. Le décret sera-t-il abrogé, annulé, amendé, oublié, inappliqué ? Je le souhaite évidemment.
Mais ce qui reste certain, c'est qu'une fois ce brouhaha retombé, ce fichier continuera son existence. Clandestinement ou officiellement, finalement, peu importe : l'Etat continuera à nous ficher. Comme un junkie à sa dose, il y est trop accroché... Cette conviction est de toute façon simple à établir, quand on apprend que le fichier Cristina, petite sœur d'EDVIGE, classée secret-défense et donc totalement incontrôlable, continuera son existence, inaltéré, quand bien même certains s'agiteront pour tenter son éradication.
En effet, ces fichiers sont l'apanage indispensable de tout état qui se veut sécuritaire, et tout état, par nature, se veut sécuritaire : si le regroupement collectif au sein d'un état, si le renoncement de la souveraineté individuel peuvent s'envisager, peuvent se vendre auprès des citoyens, c'est bien parce que les affidés de l'Etat prétendent, à un moment ou un autre, accroître la sécurité (de l'emploi, de la retraite, devant la maladie, devant les guerres, etc...). Évidemment, cet accroissement sera payé par petite mensualités quasi-indolores, prélevées sur le compte de la liberté, en toute discrétion. Signez ici, emballez c'est pesé...
En réalité, l'état s'occupe bien moins de répondre à l'attente de citoyens que d'assurer son existence propre en utilisant l'arme de la peur : le fichier EDVIGE doit être mis en place, et si vous vous y opposez, c'est que vous avez quelque chose à vous reprocher... . Accessoirement, il trouvera dans ce fichier une source inépuisable de personnes à persécuter, entretenant ainsi la peur (soit d'être fiché, soit de vivre dans un monde où tant de vilains fichés existent).
La France semble maintenant rouler à tombeaux ouverts sur la pente glissante et tortueuse vers un totalitarisme mou social-démocrate où chacun espionnera gentiment son voisin pour s'assurer - en toute décontraction, cela va de soi - qu'il n'est pas pédophile, braqueur de banque, puis, un jour, fumeur ou obèse, ou, un peu plus tard, simplement roux avec des lunettes...
Tiens, une question me taraude : ces deux fichiers permettraient-ils d'appréhender plus vite les petits comiques qui détournent l'argent du fisc ?
Non ?