L'actualité éditoriale récente a mis les grotesques à l'honneur. Un très beau Citadelle et Mazenod, suivi d'un article dans le connaissance des arts du mois, ainsi qu'un livre de Buci-Glucksmann sur la "philosophie de l'ornement". Tout cela donne l'envie de se (re)plonger dans les ouvrages-clés sur ce thème, Chastel et Morel en tête.
L'art des grotesques est un art merveilleux, qui soulève pas mal d'enjeux esthétiques (et autres) à même d'occuper l'esprit. L'ornement, l'arabesque, la grotesque, et tout ce qui relève du "décoratif", s'appuient d'abord sur des principes esthétiques qui vont à l'encontre de la pureté classique, de la modernité fonctionnaliste (voir ici et là). Il est donc intéressant de voir (re)surgir aujourd'hui ce goût de l'ornement, à un moment de sortie de la modernité.
Le bouquin de Chastel constitue certainement la meilleure entrée en matière. L'auteur expose dans sa langue claire et précise l'histoire de la découverte des grotesques (vers 1498, on découvre la Domus Aurea de Néron, à Rome, avec ses murs chargés de motifs végétaux, de guirlandes florales, de monstres, à rebours des règles de vraisemblance et de symétrie classiques ) et ses 2 principes structurants : (i) le refus des règles de la pesanteur et (ii) l'hybridation des espèces. Un mur de grotesque, c'est une prolifération d'arabesques, de motifs bégétaux et floraux, un espace envahi de guirlandes enroulées sur elles-mêmes, habitées de figures en équilibre instable, d'hybrides hommes / animaux, centaures, hommes à têtes de cochon, femmes à queue de poisson, etc. La découverte de cet art, en rupture avec les règles classiques de vraisemblance et de symétrie, au coeur même de l'antiquité, est un coup de tonnerre, dont la reprise en pleine renaissance, où l'on pose également les bases de la perspective et de l'imitation de la nature, constitue le vibrant écho.
Le bouquin de Morel - d'hallucinante érudition - est venu compléter et préciser la vision chastélienne des grotesques. Contrairement à ce qu'une lecture hâtive pourait laisser penser, il n'y a pas eu de "blackout" médiéval des grotesques avant leur (re)découverte à la renaissance. La tradition des enluminures et des illustrations de manuscrits montre que les marges des livres au moyen âge aménagent la même vigueur décorative que les murs antiques, avec le goût des guirlandes habitées, et des hybrides qui se promènent au-dessus et au-dessous des textes.
Ces travaux mettent ainsi en lumière les très nombreuses dimensions des grotesques, leurs influences et leur symbolisme. Leur lien aux proverbes et jeux de mots, leur proximité avec la "science hiéroglyphique", où la façon de symboliser par l'image des concepts qui ne s'expriment aurtrement qu'à longueur de mots. Autant d'éléments qui obligent à remettre en cause l'idée selon laquelle els grotesques ne seraient que le fruit d'une imagination fantaisiste débridée. Il faut se rendre à l'évidence : nous n'avons pas affaire à de "purs décors" (pour reprendre le titre d'une belle exposition sur l'ornementation islamique) mais à des programmes réfléchis, en étroite relation avec les bâtiments, les oeuvres qu'ils entourent, et dont la relation avec eux, sans être de pure dépendance, n'est pas non plus licence sans raison.
Le bouquin de Buci-Glucksmann n'offrira pas au lecteur de traversée rigoureuse dans l'univers de l'ornement. Associant (un peu abusivement à mon sens) l'ornement à tout ce qui relève de l'autre et de l'étranger (l'orient, l'asie) dans l'art occidental, l'auteur surfe sur la mode de"l'autre en nous" au gré d'une réflexion plus personnelle que véritablement pénétrante. On y glane cependant quelques-uns des axes autour desquels développer l'esthétique des grotesques. C'est le double jeu de (i) l'essentiel et de l'accessoire, (ii) de l'oeuvre et l'atelier. D'abord, l'ornement, n'est-ce pas justement ce qui, conçu parfois comme un rajout gratuit, finit par envahir tant et si bien l'oeuvre qu'il devient l'essentiel, comme chez Gaudi, jusqu'à se substituer à sa structure ? Ensuite, l'ornement est aussi comme une porte ouverte en marge de l'oeuvre sur les mécanismes de sa création, un espace affranchi des contraintes de la vraisemblance, de la représentation. Et ce n'est pas tous les jours que l'on donne à voir dans une oeuvre ou à côté d'elle une image du processus qui la fait naître.