A Barcelone, il suffit de quelques stations de métro pour revivre la joute architecturale du premier quart du XXème siècle, et passer des bâtiments de Gaudi (Casa Mila et Basa Batlo) au pavillon de l'Allemagne de l'exposition universelle de 1929 par Mies van der Rohe. L'architecture "moderniste" de Gaudi, avec ses formes un peu folles, fantaisistes, inspirées de la nature, offre un contraste saisissant avec la simplicité et l'austérité fonctionnelle d'un mouvement comme le Bauhaus allemand (fondé à Weimar en 1919), ou l'architecture américaine type Sullivan, auteur de la célèbre maxime "form follows function".
L'architecture de Gaudi (1852-1926), s'inscrit dans la mouvance de l'art nouveau, en vogue au début du siècle (voir également Lalique, autre amoureux de la nature, et le Palau de la Musica Catalana, par Montaner, autre illuminé moderniste). C'est une figure centrale de "l'esthétique de l'ornement" condamnée par le théoricien Adolf Loos, au début du siècle, comme antithétique de l'art moderne.
Il faut réellement se rendre sur place pour prendre toute la mesure de ce que l'exubérance architecturale peut signifier. La Casa Batlo est un hommage aux formes de la vie marine : des colonnes en forme d'ossements animaux, rampes d'escaliers en forme de tentacule. Au plafond, des reliefs évoquent les tourbillons, remous et clapotis de l'eau. Au dessous des fenêtres et baies vitrées hypercolorées, dont l'armature en bois est traitée comme de la matière molle, le visiteur observe un système d'aération fait de panneaux de bois pivotants, inspirées des branchies. L'air et les habitants circulent entre les pièces d'une façon libre : le bâtiment nautilus est un organisme vivant. Les poignées de porte, les pièces de mobilier (table, chaise) sont conçues de même, à partir des formes du corps humain ou de la main : une poignée de porte est moulée sur la main, comme une empreinte à l'envers, pour garantir le confort d'une utilsiation sans heurts, harmonieuse. On est loin des formes pures du fonctionnalisme, et l'on voit bien que le souci de l'usage peut donner des philosophies esthétiques tout à fait opposées.
La Casa Mila propose un traitement de la façade devenue aujourd'hui centrale pour l'architecture contemporaine (voir l'exposition du moment à la cité de l'architecture) : libérée de sa fonction porteuse au profit de colonnes disséminées ça et là dans le bâtiment, la façade s'allège et devient une sorte de rideau purement décoratif. L'ornement prend le dessus sur la structure, jusqu'à l'effacer au regard.
La visite de la Sagrada Familia est en elle-même tout un poème et vaut le voyage : déjà, payer pour la visite d'un bâtiment dont on participe à l'achèvement, c'est tout de même quelque chose. Ensuite, les piliers comme des branches d'arbres, forment une forêt dressée à des hauteurs vertigineuses. Posés en haut des tours, visibles depuis l'extérieur, des régimes de banane, de citron vert, des corbeilles de pommes ou d'oranges rappellent la sensibilité naturaliste. La façade de la nativité, avec ses cavités, ses plis et replis de type rocaille est à elle seule un défi à la vraisemblance, au raisonnable, à tout ce qui touche de près ou de loin au "bon goût".
Son professeur à l'école d'architecture aurait dit du jeune Gaudi : "je ne sais pas si nous diplômons un génie, ou bien un fou". Plus d'un siècle plus tard, quelques jours de visite à Barcelone donnent un début de réponse.
Pour aller plus loin, je recommande la belle série de DVD consacrés à l'Architecture, aux éditions Arte.