Le travail de François Jost prolonge celui déjà célèbre d'Arthur Danto sur la transfiguration du banal, et peut être lu en regard du Culte de l'amateur, d'Andrew Keen. Visiblement porté par les évolutions du web 2.0 et la télé-réalité, le sujet inspire. Professeur à la Sorbonne nouvelle, spécialiste de la télévision, Jost retrace l'évolution du regard porté sur le banal dans l'art, tout au long du XXè siècle.
La fontaine de Duchamp marque l'entrée fracassante du banal dans l'art. L'artiste est celui qui "transfigure le banal", qui désigne un objet ready-made et par cette seule volonté l'érige au rang d'oeuvre, et le soustrait à son usage quotidien. L'art n'est pas une affaire de travail, de talent, de beauté, il est avant tout affaire d'intention de l'artiste. Depuis ce geste fondateur, on est progressivement passé de la transfiguration à la banalisation du banal. Les passages sur Warhol sont parmi les plus suggestifs : avec lui la frontière entre l'art et les médias s'émousse, la volonté de transfigurer banal disparaît. Le banal n'a plus eu besoin d'être extrait de son cadre quotidien, il vaut de plus en plus pour lui-même. N'importe qui peut revendiquer son quart d'heure de visibilité publique. On cherche à montrer le banal dans ce qu'il a justement de banal, d'inintéressant, ou de vulgaire, jusqu'à Loft Story. A moins que les émissions quotidiennes, en extrayant dans le flux continuel des phrases vouées à devenir cultes, ne reproduisent sous une autre forme le geste inaugural de Duchamp. Au fil de ce parcours, et une fois le banal totalement banalisé, surgit par contrepoids l'envie de nouveau, d'originalité, le souhait de voir réapparaître d'authentiques experts, de véritables artistes.
L'ouvrage a le mérite de passer en revue, à la manière des bons manuels universitaires, l'ensemble des auteurs et des courants qui ont fait un sort au banal. Michel de Certeau et sa dénonciation des théories sociologiques généralisantes, négligeant le quotidien, et passant du même coup à côté du réel ; Pérec et la difficulté de réellement cerner le banal : n'est-on pas toujours tenté de ne retenir, dans le banal, que ce qui est le plus remarquable, extraordinaire, et moins banal ? Bruckner, Finkielkraut... tous ont participé, chacun à leur manière, à la revalorisation du banal et de l'ordinaire en esthétique, en sociologie, en histoire, jusqu'à la politique, dans un mouvement symétrique de celui qui, en art, revalorise les détritus et les épluchures, les déchets. Au terme d'une évolution de près d'un siècle, les conditions sont réunies pour l'apparition de la télé-réalité, de la télé-poubelle.
François Jost reste sévère dans sa vision de la télé-réalité comme simple banalisation du banal. Dans les concepts de tv réalité depuis le Loft, il ne s'agit plus seulement de "montrer" le banal. Au contraire, il peut s'agir d'explorer les conséquences du passage brutal de l'anonymat à la gloriole (ce que Jost n'ignore pas), d'observer les progrès accomplis dans un domaine particulier (musical par exemple), ou de confronter le jugement du public au jugement des experts (dans La Nouvelle Star par exemple, ou la dernière édition de la Star Académy). Cette confrontation du jugement de goût et du jugement selon des règles au sein d'une communauté esthétique est un thème majeur de la critique d'art, abordé par Kant. Elle aurait pu compléter le travail effectué, car Jost semble se focaliser largement sur la "voracité de l'oeil" et l'aspect visuel du banal qui n'en est qu'une dimension.