Peu d'écrivains peuvent se prévaloir d'avoir écrit des chefs-d'oeuvres. Vollman lui, en fait partie.
Celui qui est considéré par certains comme "l'héritier" d'un William Burroughs ou d'un Hubert Selby Jr, écrit peu mais il est de ceux qui destabilisent par leur surprenante maitrise de leurs plumes dans des univers aux antipodes. Comme illustrent notamment ses romans: "La famille royale", descente aux enfers d'un privé dans les bas-fonds de San Francisco, et "Central Europe" brillante "autopsie des mécanismes totalitaires" à travers les destins singuliers d'un compositeur, d'un cinéaste et de deux généraux russes et allemands. Comme tout écrivain talentueux et parfois subversif, il se mérite et je veux avoir le temps de m'y plonger...Un jour viendra...
Quand j'ai découvert qu'il publiait chez son éditeur français, Actes Sud, un essai sur la pauvreté
accompagné d'une centaine de photographies qu'il a prises lors de ses rencontres, mon envie de le découvrir par ce sujet s'est confirmé. Je voulais voir comment ce libre penseur, ce romancier si singulier appréhendait un sujet aussi sensible et audacieux.
Au cours de ces vingt dernières années, il a réalisé un grand nombre de voyages à travers le monde.Pour plusieurs d'entre eux, il en rapporte des témoignages de vies souvent sombres, durs, d'Afghanistan en passant par le Japon, la Russie, la Thailande, Le Yémen, La Colombie...la Californie. Toujours accompagné par des interprêtes, il explique clairement la façon dont se déroulait les interviews. La plupart du temps, il rémunérait les personnes. Souvent dans des conditions très précaires et difficiles humainement comme pour la fille de Sunee en Thailande à qui il donne une modique somme de peur que sa mère dépense tout dans l'alcool, ou en Afghanistan, où la jeune femme, ancienne étudiante en médecine, accepte l'interview, mais le reçoit volets fermés pour éviter des soupçons aux conséquences dramatiques pour elle et sa famille.
Et à chaque fois, la même question en guise d'introduction : "Pourquoi êtes-vous pauvres?".
Chaque témoignage qu'il retranscrit est différent, chacun vivant sa pauvreté en fonction de son propre vécu, de sa propre culture...
Partant d'une lecture d'un rapport des Nations-Unies sur les différentes dimensions surlesquelles nous pouvons évaluer la pauvreté, il décide à partir de leurs énoncés, d'y agréger les siennes: à savoir l'invisibiité, la différence, le rejet, la dépendance, la vulnérabilité, la douleur, l'indifférence et l'alienation.
Ce que j'ai apprécié, c'est son absence de pitié et ce regard humaniste empreint d'empathie qu'il conserve tout au long de son récit malgré certains traits de caractères qu'il n'apprécie pas et qui parfois même l'agace comme les agissements de Sunee par exemple. Il ne s'excuse pas mais cherche à comprendre et à éclairer nos visions d'occidentaux "biens-pensants" et à rendre un minimum d'existence à ces gens en écoutant leurs histoires et en les racontant. Lire son essai, c'est accepter de lire ce qu'on refuse de voir au quotidien consciemment ou inconsciemment...La misère, la pauvreté et tout se qui se décline de frustrations, d'aliénations, ou de maladies.Tout ce qui fait, à notre petite échelle, qu'on détourne les yeux gênés dans le métro lorsque un clochard puant s'approche et s'assoit à coté de nous.
Bien sûr, ce n'est pas le seul à avoir écrit sur le sujet, il site d'ailleurs en introduction le merveilleux travail de Walker Evans et James Agee "Louons maintenant les grands hommes" sur la vie des familles pauvres en Alabama en 1936 ou en roman le très grand classique de Steinbeck "Les raisons de la colère", des ouvrages qui l'ont inspiré pour entreprendre ce récit et qui lui ont montré l'humilité de la tache pour évoquer ce sujet.
Sous un angle plus ethnologique, on peut penser aussi en France au travail de Patrick Declerck "Les naufragés". Psychanalyste et anthropologue, c'est lui qui en 1986, a ouvert avec Médecins du monde, la première consultation d'écoute destinée aux sdf. (dispo dans la coll. Terre humaine / Editions Pocket).
Vollman le dit lui même, on lui reproche souvent d'être d'un accès difficile. Pour ce livre, c'est faux: son écriture est fluide, vivante, il nous interpelle et nous laisse aucunement insensible. On ne peut pas toujours aider à la hauteur de ce qu'on voudrait. On ne peut pas gommer les différences sociales, culturelles. Mais on peut au moins éviter de tomber dans la passivité et dans l'indifférence. Cet essai particulièrement subjectif sur la pauvreté et qui repose principalement sur les voyages et les rencontres de Vollman, a pour effet de nous laisser en éveil longtemps après...