Alors, l'on ne se souvient plus. Les doigts peinent à rendre compte des nuages gris qui fuient sous le soleil renaissant. De la peinture aux mots sur écran, en quelques sortes. Ici il n'y a plus ni passé ni avenir. Cet instant est tellement saisissable que l'on s'y noie sans difficultés. Dans le miroir je dispose d'un corps en parfait état, et n'ai plus aucun souvenir.
Le réveil fait parfois l'effet d'une grenade lancée dans une pièce. Ou même, d'une bombe à hydrogène qui expédierait tous les occupants de l'école primaire d'en face au Paradis. Ce serait une frappe chirurgicale au but simple et unique: empêcher ces enfants d'avoir un jour des responsabilités. Ils en oublieraient les clepsydres acides que les parents fixent à leur front avec des clous rouillés. On leur apprendrait alors des leçons beaucoup plus simples: vous n'existerez un jour plus, rendez le temps restant le plus vivable possible.
Je revois l'employée administrative alors qu'elle récupère photos d'identité, facture d'abonnement téléphonique, ancienne carte d'identité, et mon livret de famille. A coup sûr, maintenant, elle sait. Il n'y a qu'à voir en-dessous de mon nom, imprimé en caractères gras, premier jumeau. Elle cède à la curiosité et tourne la page. Un coup d'oeil suffit à remarquer l'écriture manuelle qui recouvre l'espace "acte de décès". Voilà, elle sait, et rien ne paraît sur son visage. Ce qu'elle ignore, c'est la douleur d'une mère qui a brutalement perdu l'un de ses deux nourrissons, et l'amour dont elle débordera plus tard pour le survivant. C'est aussi l'incompréhension douloureuse, ces sentiments de perte durant l'enfance, d'angoisse exacerbée. De profonde solitude, surtout. Elle ignore tout cela et n'a d'ailleurs pas à le savoir.
Il n'y a maintenant plus que l'accumulation de toxines diverses, les photos jamais prises, et toutes ces étincelles qui parsèment la page.