Zone

Par Thomz
Cela fait déjà quelques jours que je me creuse la tête pour essayer de dire quelque chose d’intelligent sur Zone de Mathias Enard, qui ne soit pas à la fois un tissu d’inepties et de lieux communs mais qui soit au moins intéressant et pourquoi pas sensé, voir sensible. Je n’arrive pas à trouver de forme. L’écriture automatique ne m’a jamais véritablement réussi (comme l’utilisation répétée et constante des adverbes). Finalement il y a en réalité assez peu de choses à dire une fois que le point final (et peut être devrais-je mettre une majuscule) est posé, à la fin de la page, à la fin d’une phrase qui par sa simplicité est désarmante (autrement plus que la fin à mon avis ratée du dernier roman de Jauffret, qui n’en demeure pas moins un très bon roman) impose un silence qui obstrue un torrent (presque) ininterrompu pendant cinq cent (très) courtes pages. Un silence qui s'impose quelques instants avant qu'un retour ne s'impose de lui-même.
Un homme donc, dont l’identité et les motivations nous sont révélées par touches, va de Milan à Rome en train une nuit, livrer au Vatican une mallette emplie de loucheries.
Le débit étrange auquel le lecteur est confronté le lecteur est fascinant parce qu’il oblige non seulement à trouver un souffle à donner à la lecture mais est constamment remis en cause, créant des effets d’hypallage sophistiqués (j’aurais du les noter, le vide d’exemple oblige à croire ce que je crois avoir bien lu), une syncope mentale terriblement prenante qui entraine le lecteur dans un vortex duquel il est difficile de s’échapper. (Lieu commun n°1). Le débit est celui d’un homme en pleine lucidité, qui ne bégaye pas mais dont le taux d’alcoolémie a depuis longtemps dépassé les limites légales. Je ne dis pas qu’il s’agit des élucubrations de quelque alcoolique mais que l’écriture halluciné retranscrit, je le crois, un effet d’enivrement et de transparence face à une parole qui n’a plus besoin de s’arrêter ni de trouver sa justification autrement que dans son prolongement infini, ni de s’arrêter pour reprendre son souffle, ou alors si peu. Enard, je le crois aussi, nous apprend à lire différemment .En abolissant ou redéfinissant les termes de la ponctuation (et autrement que ce que Moix a pu faire dans son dernier roman, s’il vous plait quand même) nous embarque avec son narrateur trouble pour ne nous lâcher qu’avec une bouffée finale de cigarette.
(…) mais au lieu de la danse du souvenir il s’agit de la danse de l’oubli que seule permet la mémoire étatique, qui juge où il est bon de se souvenir et où il vaut mieux mettre un parking, bien plus utile à une vie européenne que les souvenirs encombrants de gens qui seraient morts, de toute façon, morts aujourd’hui de vieillesse, grabataires aliénés ou malades, leurs enfants, leurs petits-enfants sont heureux ils ont des motocyclettes des tramways des pistes cyclables, des plages ou parquer les touristes, ce n&e; sont pas quelques milliers de balles franquistes qui vont changer les choses, on ne peut pas vivre en pleurnichant sur des cadavres, c’est le mouvement de l’univers je pensais aux immeubles bon marché qui encombrent aujourd’hui l’ancien camp de Bolzano, on n’y bat pas plus sa femme qu’ailleurs, je suppose, les fantômes n’existent malheureusement pas, ils ne viennent pas tarabuster les locataires des HLM de Drancy, les nouveaux habitants de ghettos vidés de leurs juifs ou les touristes qui visent Troie, ils n’entendent plus les pleurs des enfants brûlés dans les ruines de la ville (…) (p. 239)
Ce narrateur justement, homme de l’ombre du boulevard Mortier, traqueur d’autres ombres, plus sombres que lui-même, ou alors non, traquant ses semblables, nous rhapsode son parcours dans la Zone, théâtre des opérations, historique et géographie, rendant son épaisseur à l’Europe et au Moyen Orient, jonchés de cadavres oubliés au fil du temps, au fil d’une amnésie inconséquente. Les pages qu’écrit Enard sur la Bosnie sont les plus belles et les plus dures du roman, on y sent le grand écrivain, car on le sent transpercé comme par une lance par ce qu’il écrit, on y sent toute l’urgence de la douleur, une force d’évocation accentuée encore plus par son assimilation unique et quasi inédite de l’épopée homérique ; les Dieux disputent aux hommes leur violence, leur cruauté. La force du récit tient aussi précisément à cette évocation supra-textuelle qui redéfinit les contours d’une Histoire faite de guerre et d’actes de cruauté, seule identité qui reste d’une Europe qui aujourd’hui ne serait peut être plus qu’à ranger au rang de vieilleries d’antan que l’on cire tous les ans pour se donner bonne conscience avant d’aller enfin les brader à la brocante du coin, lassé de les voir se déliter par le passage du temps qui s’y affiche inexorablement.
(…) moi j’avais mes premiers cauchemars, j’entendais des obus toute la nuit, je revoyais à l’infini le soldat serbe exploser au haut de la tourelle du T55, si précisément que j’aurais pu dessiner son visage fixe, paralysé de terreur devant la roquette qui filait vers lui pour le propulser dans la mort, toutes les figures se superposent à présent, les terrifiés, les décapités les brulés les percés de balles rongés par les chiens ou les renards les amputés les disloqués les tranquilles les torturés les pendus les gazés les miens et ceux des autres photographies et les souvenirs des têtes sans corps les bras sans corps les yeux disparus ils ont tous les même traits, c’est une humanité entière une icône la même face la même sensation de pression sur les tympans le même long tunnel où l’on ne respire pas, un train infini une logue marche de coupables de victimes de terreur et de vengeance, une immense fresque dans l’église de personne (…) (p.388)
Le sens même de la justice et de la rédemption ne sauraient guère plus exister. L’homme qui apporte les secrets de la Zone au Vatican ne saurait être lui-même l’instrument d’une salvation. Il est lui-même partie intégrante des secrets qu’il veut livrer, il est lui-même prisonnier des errances historiques de la Zone, il a fait couler le sang, il a eu le malheur de s’engager, sans regrets aucun car il sait que l’Histoire ne pardonne pas. Que reste-t-il à part se confesser finalement ? Y a-t-il seulement faute, y a-t-il péché ?
Restent l’alcool, l’hébétude de la compagnie des femmes, la littérature pour échapper à l’immanence totale de l’Histoire. Peut-être.
Les spectres de Joyce, Lowry, Burroughs sont aussi invoqués dans la grand messe de ce fil d’Ariane ténu qui nous mène de Milan à Rome, des hommes qui ont touché la mort, qui l’ont parfois donné, qui sont, d’une manière ou d’une autre, des monstres, car remarquables, car condamnables peut être. Ce que le narrateur de Zone essaie peut-être en ramenant à la vie ces figures mythiques, en prenant la parole pour se faire vivre, c’est de faire œuvre, une œuvre éphémère, qui ne saurait résister à sa presque disparition vibratoire, le temps d’un simple trajet en train, le temps d’une histoire mise à nu et d’une mise à nu de l’Histoire, de ce corps aux bleus écarlates et aux plaies purulentes.
Je n’atterris pas de mon enthousiasme initial, il y aurait encore tellement de choses à dire, surement plus fines et plus pertinentes que des impressions éparses de lecture, mais il s’agit d’un roman qui semble avant tout fait pour la relecture, pour le temps de la relecture, afin que son épaisseur prenne un réel corps, pour rendre justice aux centaines de détails sur lesquels on aurait aimé s’attarder sur des images qu’on aurait voulu creuser, des épisodes revivre.
Un autre jour, une autre heure.