Picasso et ses maîtres
Du 8 octobre au 2 février
Galeries nationales du Grand Palais
75008 Paris
Picasso entretint toute sa vie une série de vives échanges avec ses vénérables ancêtres : dialogue tendu, passion respectueuse et piques moqueuses. Rien pour contredire sa réputation de génie de la rupture : celui qui offrit à la modernité ses formes les plus innovantes. Cependant le plus grand respect était là, le révolutionnaire espagnol prenait parfois la signature de « Domenico Theotocopoulos van Rijn da Silva », en hommage au Greco, à Rembrandt et à Velazquez. Car les maîtres du passé ont été le plus grand amour de sa vie, tumultueuse relation de la période rose au bouquet final.
La liste de ses interlocuteurs fantômes est infinie : Goya, Le Nain, Ribera, David, Ingres, Manet, Lautrec, Degas ou encore Puvis de Chavannes, Renoir, Gauguin, Titien, Cranach, Van Gogh...
Et il sait bien mieux que quiconque arracher leurs secrets de fabrication et peu importe leur nationalité.
Ces mentors qu'il aime à délivrer de toute solennité dans les œuvres qu'ils lui inspirent sont exceptionnellement réunis en cet automne : constellation gravitant autour d'un astre qu'ils ne connaissaient pas encore. Forte de quelque 210 œuvres empruntées aux plus prestigieuses collections de France et de Navarre, l'exposition du Grand Palais dresse un bilan de ces filiations multiples et exercices de fascination distanciée : un panthéon où Picasso aurait adoré se perdre au bras de ses demoiselles d'Avignon. Provoquant des face-à-face inédits, cette brassée d'images mentales succède à la passionnante exploration du Prado proposée en 2006. Navigation d'un temps à l'autre « En art, il n'y a ni passé, ni futur », aimait à répéter Picasso, dont le mystère sort ici renforcé.
Avant ses coups d'éclat, le prolifique artiste a dû soulever maints nuages de poussière. Et se dépouiller de sa docte formation : celle qui reçut auprès de son père directeur du musée Malaga, puis au fil des études aux beaux-arts de La Corogne, de Barcelone et de Madrid.
Désublimées, ces images ouvrent à toutes les lectures.
Né en 1881, Picasso doit d'abord balayer tout un siècle de savoir. L'oppression ressentie par le jeune artiste virtuose qui ne dessina jamais comme un enfant, mais eut immédiatement à se confronter à Michel-Ange et Raphaël, nourrira pour longtemps le désir de subversion qui conduit Picasso à la plus radicale des innovations formelles, le cubisme, comme à la fondation de l'art moderne.
De tous ces chefs-d'œuvre qu'il découvre au Prado ou au Louvre, il admire les lumières, la composition ou l'expressivité. Mais jamais il ne les copie ; il les réinterprète plutôt, parfois jusqu'à l'obsession. La dévotion se veut irrespectueuse, et ses digressions dépassent de loin la reproduction.
Ses femmes au bain doivent autant aux silhouettes hiératiques de Puvis de Chavannes qu'aux frises grecques archaïques ; ses longues figures de la période bleue semblent les enfantes de celles du Greco ; il applique la gouaille maupassante de Degas à Montmartre en 1900 avec ses couleurs d'absinthe ; sa décomposition cubiste des plans convoque bien sûr Cézanne, mais aussi les formes rigoristes d'un Zurbaran ; ses natures mortes marient Melendez et Chardin : le corps vrillé de son Grand Nu trouve évidemment son origine dans la Maya Desnuda de Goya, mais passé par le filtre de Manet, dont l'Olympia fascina ce grand amoureux.
Etonnantes recréations de Delacroix, Vélazquez et Manet.
Chez ce dévorateur, les souvenirs s'entrechoquent, les désirs et les esthétiques. Par-dessus tout, Picasso vénère Cézanne, Van Gogh et Gauguin. Mais ce dialogue avec ses devanciers culmine, dans les années 1950, avec les étonnantes récréations d'après les chefs-d'œuvre de Delacroix, Velazquez et Manet. Les Femmes d'Alger sont réenchantées (le Louvre les présentes cet automne).
Pendant plus de treize ans, en pleine maturité, Picasso se laisse submerger par ces variations : on en dénombre plus de deux cent cinquante. « Ce cannibalisme pictural est sans précédent dans l'histoire de l'art, estime Marie-Laure Bernadac. Rompant avec les procédés de la copie, du pastiche ou de la paraphrase, Picasso ouvre la voie à l'art de la citation qui deviendra l'un des modes essentiels de la création du XXe siècle ».
Un visionnaire qui hérita son don d'autres grands voyants...
Il est des hérédités électives.