On aura compris qu’il ne m’est pas si facile de quitter un paradis, même si je dois retourner au Luxembourg pour participer au jury d’un programme européen nommé EDEN.
Je profite encore d’une matinée avant de rejoindre l’aéroport de Palerme. Le vent souffle un peu, le sirocco, mais ce n’est pour aujourd’hui qu’une brise, et sur la terrasse de l’hôtel le champ archéologique de Selinunte se profile, un peu en hauteur.
J’ai pris avec moi, pour rendre hommage aux montagnes italiennes qui font frontière avec l’Autriche, la Suisse et la France et que je survole si souvent, comme aujourd’hui, un ouvrage en poches de Mario Rigoni Stern. Comme Erri de Lucca, cet Italien aime la montagne. Mais il s’agit d’abord de celle où l’on travaille, celle que l’on parcourt, celle qui fait frontière, celle où l’on se réfugie ou bien où l’on meurt d’épuisement ou de la bêtise des hommes et pas celle des cimes et de la mesure de soi, de l’amitié des cordées, comme sait l’exalter de Lucca.
« Sentiers sous la neige » est constitué d’un ensemble de nouvelles ou de courts récits et commence par le parcours apocalyptique d’un retour à pied des grands champs de bataille de l’Europe, vers un petit village retiré au fond d’une vallée. Un phrasé à la limite constante de l’épuisement, de l’épopée, mais tenu par un but ; celui qui a tout vu, échappé à tout, dans l’armée du sud, puis dans l’armée du centre Europe et de la Russie. Pour revenir chez lui quand les armées allemandes évacuent la botte, repassent les cols et, comme en France, incendient, pillent et tuent, pour se venger d’avoir perdu. Quand les partisans se méfient de tous ! Quand le frère ou l’ami attendent le retour du prisonnier, le retour du rescapé.
“- Il est là ! il est là ! entendit-il crier.
Son frère qui l’avait vu arriver depuis le balcon des géraniums se précipita dans l’escalier, franchit en deux bonds les marches de pierre, passa comme une hirondelle la barrière en bois et courut vers lui en ouvrant les bras comme des ailes :
- Comme tu es maigre, frère ! lui dit-il ne le serrant sur sa poitrine.”
Un peu plus loin dans le livre, vient ce portrait d’une « auberge de frontière », située sur un sentier qui relie la Vénétie au Tyrol. En suivant un refuge et son évolution depuis le XVIIe siècle, on parcourt dans un coin de forêt toutes les périodes de l’histoire. Territoire autrichien, puis espace de bordure…
“Pendant les belles journées d’automne, quand la forêt commence à se vêtir de mille couleurs, c’est dans cette auberge que les nobles de Vénétie qui montaient de Venise, de Padoue ou de Vicence, donnaient rendez-vous à des Autrichiens qui descendaient de Vienne, de Salzbourg et de Merano. Le matin, ils se levaient quand il faisait encore nuit, buvaient un bouillon et le verre de grappa rituel autour de la cheminée de l’auberge où flambait un bon feu. Et après le Weidmannsheit, ils partaient à la chasse.”
Et on arrive à la Grande Guerre, ses forteresses, ses abris, ses poudrières et le mépris puis la haine des uns contre les autres. L’horreur ! Et pendant les années qui suivent, le pèlerinage de tous ceux qui n’étaient pas morts de froid dans cette guerre de position en altitude, et qui avaient trouvé là un morceau de fromage, ou même rien, sinon le répit salvateur…Jusqu’à la disparition du dernier d’entre eux et la venue des fantômes qui tiennent colloque sur le pouvoir et la raison des hommes et la folie des Empires.
Et enfin, à l’époque où pour répondre aux normes sanitaires, aujourd’hui, dans cette auberge périodique, il faut pasteuriser le beurre. L’histoire heurtée des aventuriers et des héros malgré eux débouche sur le Règlement des fonctionnaires, punaisé au mur. Mais n’en n’est-il pas toujours ainsi en temps de paix ?
Un dialogue au bord de la nuit. Aujourd’hui. Et l’écrivain fait retour de son âme.
- Nous avons toujours mangé du beurre fait à l’ancienne et je n’ai pas entendu dire que quelqu’un soit tombé malade, conclura Barba Matio.
En silence nous regarderons le feu et tout à coup Carlo me demandera :
- Mais toi, Mario, tu écris toujours ?
- Comme ça. Je raconte de vieilles histoires qui seraient oubliées.
Ils se tairont, Carlo le berger et barba Matio le gardien de troupeaux. Ils se tairont et moi je m’unirai à leur silence.”
Au-dessus des montagnes, le passé monte, comme une fumée, bien droite.