Il faisait nuit et je restais assis à la table de la cuisine, le néon pâle se répercutant contre le carralage avant de se jeter par la fenêtre, l'échappatoire facile. Le café soluble avait été un parfait remontant (quatre cuillerées et trois sucres, elle semblait estomaquée lorsque je lui avais demandé de me préparer cela) et je pouvais encore une fois déployer l'énergie de plusieurs hommes. Mes pensées allaient à la vitesse de la foudre, celle qui s'échappe par les serrures du coffre-fort.
Dans un verre, je faisais tournoyer deux Efferalgans, flocons de neige médicamenteux qui allaient me détendre considérablement et apaiser la douleur qui se faisait comme couteaux plantés dans le bas du dos. Je les observais se désagréger lentement, statues de sel qui tentent une dernière danse.
J'avais besoin de ça, c'est tout. En descendant le grand escalier en bois pour partir, j'allais jusqu'à faire tomber ma cigarette, que je m'apprêtais à allumer. Dans la voiture, je songeais au soulagement qu'allais me procurer la codéine. Encore une fois, c'était facile: j'en avais l'usage à la fois pour stopper diverses souffrances physiques et pour me défoncer convenablement. Bien sûr que je ne devais pas, mais souffrir inutilement n'avait jamais été mon genre, et cela faisait des années qu'il me fallait de l'aide pour trouver le sommeil. N'importe quoi, tout était bon pour parvenir à l'état second qui me permettrait de m'endormir.
Bon, revenons au présent, voulez-vous. Je suis assis à regarder les cachets effervescents mourir une dernière fois. Dans le cendrier, un mégot plié en deux m'adresse un sourire avant d'aller danser avec les cendres qui l'accompagnent. Voilà qui est d'une sacrée compagnie, n'est-ce pas? Une fois ma dose prête, je garde le verre à la main et le fait tournoyer pour obtenir un mélange homogène, qui ne laissera aucune trace grise au fond du verre. Pendant ce temps, la trotteuse de l'horloge de la cuisine continue son bonhomme de chemin. Paisible, presque. Alors, je recommence un petit jeu: saisir l'espace-néant entre chaque seconde. La vérité est qu'entre chaque tac de l'aiguille, une seconde entière s'écoule. Pour beaucoup cela semblera risible. Ce n'est que cela, une minuscule seconde prise à part dans le coin d'un tiroir oculaire. Tellement dérisoire. L'univers se fond pourtant tout entier dans ce seul soubresaut.
Et puis, finalement, je pense au fait qu'il n'y ait que très peu de choses qu'il soit possible de faire dans cette maigre torsion de temps, si infinie apparaisse-t-elle lorsque l'on y prête vraiment attention. Ce n'est pas suffisant pour allumer une cigarette (à dire vrai, tout juste pour soulever le clapet de mon briquet); le caractère électrique de l'orgasme nécessite mettons six ou sept secondes; une inspiration d'air normale nécessite deux secondes au minimum, pour peu que vous soyez asthmatiques. Je ne suis même pas sûr que l'on meurt en une seule seconde. (Remarquez que la répétition de ce mot est importante: cette unité de temps est la première que l'on soit en mesure de distinguer, dans l'urgence.)
Et à la vérité, il nous faudra toute une vie pour mourir, convenablement, sans bavures ni adieux. Dans l'éclosion d'un oeuf de verre.
La rapidité de la pensée permet d'accomplir des exploits entre deux fibrillations de la trotteuse. Mais concrètement, rien. D'un coup, cela m'effraie et je suis presque prêt à m'enrager contre l'absurdité d'une telle mise en demeure. Jusqu'à ce que, fourberies de l'angoisse, je me rappelle que l'on dispose de quantité de grains de sable qu'il nous est possible d'assembler, en une structure qui nous sera propre, unique, et ce de la manière que l'on veut, sans contraintes et avec le moins de désagréments possibles. La sensation de la fin doit être tellement proche que l'on n'y prêtera plus attention.
Finalement, ce n'est pas ce que l'on aura accompli durant toutes ces années qui est important, mais l'empreinte indélébile que l'on laissera à ceux que nous avons connus, appréciés, peut-être aimés. Autrement dit, s'évertuer, sans se forcer le sourire, à apporter tout ce que l'on peut. Presque gratuitement, peut-être. Mais sachez bien qu'on vous le rendra, au hasard et sans intentions particulières, mais on vous le rendra. Ou pas, mais quelle importance, après tout, du moment que vous ne souhaitez pas agrémenter votre CV de bonnes actions juste avant que la Grande Faucheuse ne vienne rafler toutes les mises. Se précipiter dans les dernières marches ne sera qu'une illusion de plus.
La bouteille en plastique émet un cri-craquement qui me fait sursauter. Mon verre toujours à la main, j'en renverse une petite quantité. Je me suis trompé. Le sursaut provoqué par le bruit sec, lequel a mis fin à ma sérénité de l'instant, a bouleversé tout ordre établi. Mes mains se mettent à trembler et mon coeur voudrait une fois de plus sortir de sa cage d'ivoire. Il se refait douleur, aussi j'avale la codéine d'un trait pour calmer l'ensemble de mon corps.
Je m'étais trompé. Une seconde suffit parfois à tout changer.