Le passage à Paris de Robert Coover, né en 1932 et auteur d'une vingtaine d'ouvrages, dont l'un des plus célèbres demeure "Le bûcher de Times Square", brûlot satirique n'ayant rien perdu de son acidité avec le temps, est un événement comparable aux venues récentes d'autres géants américains, comme William H. Gass et William T. Vollmann.
Le mardi 3 juin 2008, Robert Coover était à la librairie Le Comptoir des Mots, dans le XIIe arrondissement, pour présenter son dernier roman, "Noir" (traduit par Bernard Hoepffner), trés exceptionnellement publié en France avant même sa version originale aux Etats-Unis, et dont il a déjà été question ici.
Après une introduction à "Noir" par son traducteur, Bernard Hoepffner et Robert Coover se sont d'abord livrés à l'exercice de lectures à deux voix, alternant le français et l'anglais, avec des rythmes et des manières de souligner le texte trés différentes, s'éclairant vivement l'une l'autre. (Pour information, les passages lus débutent aux pages 17, 49 et 166). Ces lectures étaient l'occasion de faire connaissance avec ce texte tour à tour drôle, ironique, mélancolique, en particulier par la voix de son créateur. Mais ce fut la séance rituelle des questions de l'assistance (surtout celles de Claro) qui furent l'occasion pour Coover de développer pour le public français les bases de son oeuvre.
La première question porta sur les mythes, qui constituent la colonne vertébrale de presque toute l'oeuvre de Coover : cette omniprésence des mythes s'est-elle imposée au fur et à mesure, ou bien cette obsession était-elle présente dès le début?
Coover répondit que les mythes ETAIENT le début ("it WAS the beginning"). Pendant son service militaire, il se trouvait sur une base navale où il n'y avait strictement rien si ce n'est une bibliothèque, et c'est là qu'il a débuté ses lectures "sérieuses", avec Kafka et Dostoïevski entre autres. Démobilisé, il s'installa sur une île du Canada (dans une cabane, raconte la légende), emportant avec lui la Bible, qu'il souhaitait lire de la première à la dernière page ("je voulais voir comment finissait ce roman"), ainsi que des livres et de philosophie et de théologie, sans oublier tout ce qui était disponible de Beckett à l'époque.
Avec toutes ces lectures, il s'agissait pour Coover de rentrer dans les mythologies l'ayant fait vivre, et de les ouvrir afin d'en révéler pour ainsi dire la mécanique. Son premier livre s'attacha à décrypter la mythologie chrétienne : ce fut "The Origin of the Brunists". Puis ce fut le tour de la mythologie américaine : le résultat en fut "Le bûcher de Times Square" ("The Public Burning"). Comme l'a dit Coover, "to unmake a myth is to enter the form and break up the form". De ces expériences menées conjointement tant sur la forme du texte que sur les mythes qui le supportent, est sorti "Pricksongs and Descants", dont Coover juge la version française ("La flûte de Pan") "a bad translation". L'une de ces formes à explorer était le cinéma, les films de toutes sortes, et plus particulièrement les films de genre. C'est ainsi que dans "Ghost Town" il s'était attaqué au western.
Pour Coover, "Gerald's Party" et "John's Wife" sont les deux livres dans lesquels il s'est le plus personnellement engagé dans une recherche formelle. Soulignant la parenté de structure des deux titres (un prénom suivi d'un génitif et d'un nom commun), il a été déçu d'apprendre que celle-ci n'était pas respectée dans les traductions françaises, en devenant "Gérald reçoit" et "La femme de John". Pour lui, ces deux livres avancent en binôme : tout ce qui n'avait pas trouvé sa place dans "Gerald's Party" se retrouva dans "John's Wife". A ce diptyque devait être rajouté un troisième volet, qui finalement se détacha de cet ensemble pour devenir "Noir". Le vestige le plus visible de ce lien primitif est la voix narrative : alors que "Gerald's Party" était écrit à la première personne, et "John's Wife" à la troisième, "Noir" est raconté à la deuxième personne, un "you" dont l'ambiguïté est quelque peu perdue en version française : tutoiement? vouvoiement? narrateur omniscient? monologue? Bernard Hoepffner n'a conservé qu'un seul "vous", au moment où Phil M. Noir s'adresse à la ville, dans un livre que Coover relie à la mythologie urbaine.
Interrogé sur la présence récurrente du désir dans plusieurs de ses livres, Coover répondit en riant que "desire is a link between all my books". Quelqu'un lui demandant si l'histoire trés fragmentée de "Noir" avait été écrite d'abord dans l'ordre puis mélangée, Coover répondit par la négative : "I wrote the story page by page", acceptant cependant la comparaison avec un puzzle.
Une nouvelle question revint à la question du mythe : était-il conscient qu'à travers son étude des mythes profondément américains il avait fini par rejoindre des préoccupations a priori plus spécifiquement européennes voire même plus larges? Coover répondit que de toutes façons les mythes américains venaient bien de quelque part... Pour lui, les mythes dérivent de ce qu'il appelle "absolute universals".
Coover révéla également que, bien qu'il prenait un grand plaisir à travailler sur la forme, pour ce qui sera la suite de "The Origin of the Brunists" il est en quelque sorte revenu à un type de roman plus "réaliste". A l'origine, il ne pensait pas du tout faire une suite, mais l'arrivée au pouvoir de l'administration Bush, et de toutes les idéologies qui circulent autour de celle-ci, l'a fait changer d'avis : "these guys are scary". Pour lui, il s'agit de revenir aux débuts du fondamentalisme. Ce qui n'exclut pas bien sûr une solide dose d'humour : "all my books are comic books".
Coover enfin en vint à la diffusion de ses oeuvres. Après avoir dit avec un sourire un peu triste : "My reputation for sales is extremely poor", il exprima le souhait de toucher un public plus large, nommant Thomas Pynchon comme exemple. "Noir" sera vraisemblablement publié aux Etats-Unis par un petit éditeur indépendant, mais rien n'est encore décidé et cela s'annonce une tâche difficile. Ses deux derniers livres ont été publiés par McSweeney's, notamment "A Child Again", qui comporte une enveloppe avec un texte écrit sur treize cartes qui peuvent être mélangées et lues dans un ordre choisi par le lecteur. Quant à sa relation avec le cinéma (Coover a écrit plusieurs scénarios), elle semble achevée : pour lui, "screenplays are instructional texts, not expressive texts". A un moment il avait conçu une caméra qui réagissait aux choses qu'elle filmait : c'est de là que découla l'idée de "The Adventures of Lucky Pierre", ses variations sur la pornographie. Coover a aussi réalisé autrefois un film sur les manifestations contre la guerre du Vietnam aux Etats-Unis.
C'est sur cette évocation que s'acheva la soirée : on espère que celle-ci aura, à sa manière, contribué à ce que l'oeuvre de Coover soit mieux connue dans notre pays, qui pour la littérature américaine se contente encore et toujours des mêmes noms ressassés.
La plupart des livres de Coover ont été publiés aux éditions du Seuil, dans des traductions de Bernard Hoepffner ("Noir", "Les aventures de Lucky Pierre", "La femme de John", "Gérald reçoit" ...) et de Daniel Mauroc ("Le bûcher de Times Square", récemment réédité).
Enfin, pour une bonne présentation générale de l'oeuvre, on se reportera au petit livre de Jean-François Chassay, "Robert Coover", disponible chez Belin dans la collection "Voix américaines" dirigée par Marc Chénetier.
--Pedro Babel
De par la galaxie Fric-Frac,
Chez Fausto, The origin of the brunists, Le bûcher de Times Square, Une éducation en Illinois, « The Universal Baseball Association, Inc. »
Chez C., Le bûcher de Times Square, et sur Noir
Chez Lazare, Le bûcher de Times Square
Chez otarie, Pricksongs & Descants
Chez Pedro, Noir