C’est étrange : depuis que j’ai terminé 2666, j’ai l’impression de trouver le Sonora partout. Dans La boîte blonde de Toby Olson, Omega Minor de Paul Verhaeghen, On the Road aussi je crois, et d’autres que j’ai déjà oubliés. Très peu de temps -- une poignée de jours, à vrai dire -- après avoir fini le Bolaño, j’ai lu Almanac of the dead de Leslie Marmon Silko et de tous ces livres, c’est dans celui-ci que le désert y occupe la plus grande place. Sans doute influencé par tout ce qu’il restait de 2666 dans mon système, j’ai d’ailleurs été assez marqué par de nombreux points de dialogues entre les deux œuvres. Je m’étais à l’époque promis d’écrire quelque chose là-dessus -- en fait, odot m’en avait presque intimé l’ordre -- mais pour une raison x ou y (je ne me souviens plus si c’est x ou y) j’avais commencé le machin sans jamais le finir. Je viens d’en retrouver le premier paragraphe, le seul écrit, que je viens d’effacer pour taper ceci. J’imagine qu’il faudra que j’ajoute ça à mon carton « Les articles que je n’ai pas écrits ». Pas de quoi concurrencer George Steiner, mais on fait avec ce qu’on a.
Ce que j’aurais voulu évoquer, c’est la présence dans les deux romans d’une vieille voyante qui a des choses à révéler sur des crimes ainsi que des corps qu’on retrouve dans le désert et de la police-complice. Ça, c’était pour les ressemblances directes. Le plus intéressant devait être mon approche des échos thématiques, qui soulignait un étrange lien à travers des différences-miroirs, si je puis dire. Là, on se retrouvait sur un terrain plus politique. Chez Bolaño, le territoire frontalier du Sonora s’inscrivait dans une dynamique du nord vers le sud : les entreprises des pays « développés » installent des maquiladoras vers lesquels affluent les travailleurs dans une sorte de ruée vers l’or un peu pathétique car elle se transforme pour des centaines de femmes en course vers la mort. Le tableau, on l’a déjà dit, était désenchanté. Pas celui d’une fin de monde, peut-être celui d’une fin de l’Histoire en eau de boudin, certainement, en tout cas, la fin d’un truc qui n’est pas juste la vie de l’auteur. Chez Silko, grande écrivain native-american, le tableau est plus optimiste et la dynamique, sud vers nord. Pas de maquiladoras, mais un afflux dans le Sonora de masses indiennes s’apprêtant à participer à une révolution anti-capitaliste qui les verrait reprendre le contrôle d’un territoire qui serait leur propriété légitime. Fin de l’exploitation blanche des forêts guatémaltèques au grand nord canadien. Je trouvais frappant l’utilisation de ces images de masse, de flux, dans un même espace géographique dans deux œuvres à l’approche finalement très opposée. Almanac of the dead est un livre très impressionnant, mais affaibli par une vision politique trop omniprésente, un marxisme basique et sans doute, surtout pour un européen, à l’idéologie postcoloniale et native american difficile à appréhender, sans même parler de la partager. L’option de Bolaño me parle plus émotionnellement – je comprends le cadre de référence – mais surtout me parait, d’un point de vue littéraire, plus convaincant et mieux amené. Voilà donc les grandes lignes de ce papier que vous ne lirez pas.
Je voudrais aussi dire quelques mots d’un livre intimement lié à 2666 : Des os dans le désert de Sergio González Rodríguez. On y évoque à peine le désert de Sonora. C’est normal : Ciudad Juárez, la ville des crimes, se trouve en fait en plein désert de Chihuahua contrairement à Santa Teresa, son pendant bolañesque. A coup sûr, l’écrivain chilien aura placé sa ville dans le Sonora plutôt qu’à sa véritable location pour faire écho aux aventures de Lima et Belano dans Les détectives sauvages. Ce détail n’intéressera sans doute que les maniaques, j’imagine. Revenons donc au livre de González Rodríguez : c’est une enquête journalistique sur les meurtres de femmes de Ciudad Juárez. L’auteur, journaliste culturel, est tombé là-dedans un peu par hasard et a fini par apparaître sous son propre nom dans 2666. C’est une lecture intéressante si on veut avoir une connaissance plus factuelle des faits avec lesquels Bolaño « joue ». On lèvera juste les yeux aux ciels lorsque González Rodríguez s’attarde lourdement sur l’hypothèse sataniste, y accordant sans doute beaucoup trop d’attention : on a lu la même chose pratiquement mot pour mot dans des articles écrits sur les affaires Dutroux et connexes ou sur les meurtres du « monstre de Florence ». Mais ce qui fait vraiment lever les yeux au ciel, c’est la préface de Vincent Raynaud. Il y fait notamment le lien entre la démarche de González Rodríguez et celle de Truman Capote pour In cold blood qu’il qualifie de première « enquête journalistique (…) animée de sérieuses ambitions littéraires ». Ce n’est pas faux, mais il me semble que le projet de Capote était surtout d’écrire d’abord un texte littéraire qui serait basé sur une sérieuse enquête journalistique. On dira que c’est pinailler, mais cette inversion de l’ordre des priorités me parait essentielle à l’heure d’examiner le gouffre qui sépare Des os dans le désert de In cold blood : chez González Rodríguez, l’ambition littéraire vient après, et ça se sent. Si Capote a déclaré avoir écrit un roman non-fictionnel, on ne pourra pas en dire autant dans ce cas-ci, quoi qu’en dise Raynaud et la quatrième de couverture.
Le préfacier dit, à la fin de son texte, que Des os dans le désert est « une formidable démonstration que peut (encore) avoir l’écriture littéraire. Car (…) il n’y a pas de scoop [il laisse] les faits parler d’eux-mêmes. La force du livre tient justement à la façon dont il dit et organise les choses afin d’extraire (…) un sens et une direction pouvant mener à la vérité. » Puisqu’on parle de vérité, disons le tout net : si ce livre a une ambition littéraire, elle est ratée ; si ce livre a un intérêt c’est pour les faits qui sont, pour la plupart d’entre nous, des scoops. Raynaud fait grand cas de la narration, elle est pourtant absente. Plus précisément, elle ne pointe le bout de son nez que de courts instants, dans certains chapitres, lorsqu’il s’agit d’expliquer des cas particuliers. D’un point de vue global, il n’y a pas de direction narrative, pas de plan, il s’agit d’une succession de faits dont le lecteur fera plus ou moins ce qu’il veut. Au niveau de l’écriture, ça ne vole pas plus haut que l’article de base de votre canard préféré. D’un point de vue journalistique, c’est standard ; d’un point de vue littéraire, c’est tout simplement mauvais (je me pose aussi des questions sur la traduction : je me trompe sans doute, mais j’ai l’impression que « proceso », par exemple, a été systématiquement rendu par « procès », alors que dans bien des cas « procédure » aurait été plus juste). En fait, en voulant donner à Des os dans le désert une dimension littéraire, on rend au livre un mauvais service : promettant au lecteur quelque chose qu’il ne trouvera pas, la préface crée des attentes par la suite déçues, laissant une impression négative qui n’aurait pas été présente si on ne lui avait pas vendu ce qui n’existe pas. J’imagine qu’il s’agissait de donner au livre un cachet supplémentaire, mais mentir sur la marchandise est toujours contre-productif. Il est vrai que le pisse-copie de base ne lit que le dossier de presse et, peut-être, s’il a le temps, la préface, le premier et le dernier paragraphe. Il ne verra donc pas la supercherie.
-----------------------------------------Leslie Marmon Silko chez odotTout Fausto sur Bolaño iciA.W. sur 2666 et Amuleto.Lazare sur les Detectives sauvages, ici et làOtarie sur les Detectives sauvages, iciBartleby sur La littérature nazie en Amérique, Etoile distante et Nocturne du Chili, ici et sur 2666 ici et là (surtout ne pas oublier car il s'agit de loin des meilleurs articles publiés sur ce livre, foi de Fausto !).Pedro sur les Detectives Sauvages, iciUntel sur Appels téléphoniques, Nocturne du Chili, Anvers, La littérature nazie en Amérique et 2666 par là.