« La Vénus à la fourrure », écrit en 1870 par Sacher-Masoch est loin d’être un ouvrage de pure cruauté, comme on peut s’y attendre lorsque nous parlons de l’auteur qui donna son nom à « une perversion », « le masochisme » inventé par le psychiatre austro-hongrois Krafft Ebbing dans son « Psychopathia sexualis » en 1886. Dès les premières pages, nous pénétrons dans un univers symboliste, embaumé de senteurs de fleurs pénétrantes, de vapeur argentée et nimbé de lumière lunaire.
La quête de Severin, le personnage principal, est d’abord esthétique et « sensualiste ». Dès son plus jeune âge, il éprouve de l’horreur pour tout ce qui est bas et vulgaire, et réserve ses sentiments les plus hauts pour une femme idéale, « la déesse d’amour même », « couchée sur des roses, entourée d’amours ». Il voit « dans la sensualité quelque chose de sacré, voire la seule chose sacrée ; dans la femme et dans sa beauté, quelque chose de divin ». C’est une statue qui va éveiller son idéal et deux peintures qui vont fixer ses fantasmes, peintures que l’on retrouvent au début du roman, dans le rêve du narrateur, ami de Severin, qui produisent sur ce dernier un effet indicible : La Vénus au miroir de Le Titien et la reproduction d’une belle femme, « nue dans une sombre fourrure, étendue sur un sofa », dont la « main droite jouait avec une cravache, tandis que son pied nu reposait nonchalamment sur l’homme couché devant elle comme un esclave, comme un chien ».
Interrogé sur ces deux tableaux qui ont joué un rôle capital dans le vie de Severin, celui-ci livre au narrateur la clé du mystère en lui donnant un manuscrit : « Confessions d’un suprasensuel ».
Epris d’abord d’une statue en pierre de Vénus, « enveloppée d’une immense pelisse de fourrure, dans laquelle elle s’était enroulée comme une chatte frileuse », Severin voit la réalisation de son idéal en la personne de l’impérieuse Wanda von Dunajew - incarnation d'Aurora Rûmelin qui deviendra la femme de Sacher-Masoch en 1873 - au visage de marbre, qui drape ses charmes dans une sombre fourrure de zibeline.
Il explique comment « rien ne peut exciter davantage que l’image d’une belle, voluptueuse et cruelle despote » - telles ces femmes frivoles comme Catherine II ou la Pompadour – car plus elle est cruelle et infidèle envers son amant, « plus elle le maltraite, plus elle se joue de lui d’une façon criminelle, moins elle lui témoigne de pitié, plus elle excite ses désirs, plus il l’aime, plus il la recherche ». Il raconte aussi comment souffrir devient une espèce de jouissance quand « elle attache, fouette et me donne des coups de pieds » et comment la fourrure éveille ses fantaisies favorites en devenant « un symbole de la tyrannie et de la cruauté que cachent la femme et sa beauté. »
Il veut l’épouser et adorer servilement Wanda, toute vêtue de fourrure, qui hésitante, finit par céder à son fantasme et se prend à avoir « une diabolique curiosité » pour ce jeu qui éveille chez elle de dangereux instincts. Elle lui donne un an pour la conquérir et la convaincre qu’ils peuvent vivre ensemble. Entre mari et esclave, elle choisit le second. Alors, elle l’oblige à signer un contrat, aux termes duquel il s’engage par parole d’honneur et par serment, à être son esclave aussi longtemps qu’elle le voudra et à renoncer à ses droits d’amant. Une clause accessoire et secrète lui donne le droit de mort. « Tu n’es plus désormais mon bien-aimé, mais mon esclave, abandonné à la vie ou à la mort à mon bon plaisir. » De là, nous suivons le couple dans leur aventure phantasmatique jusqu’à Florence, où Severin devient Grégoire, le domestique de Wanda, et souffre en permanence de savoir si oui ou non sa maîtresse se prendra un autre amant (ce qu’il attend de manière ambivalente ardemment). Tout le récit nous tient en haleine jusqu’au dénouement final qui tourne autour de la décision cruelle que prendra Wanda : deviendra-t-elle sa femme ou choisira-t-elle finalement un autre homme pour le voir mourir d’amour?
S’il y a dans le roman quelques coups de fouets et de virulents soufflets, l’héroïne de Sacher-Masoch est loin d’être sadique. Wanda est l’incarnation de la femme mythologique, « diaboliquement charmante », olympienne et païenne ; une de ces divinité chtonienne à l’image de Diane la chasseresse ou de l’Amazone, qui changerait son adorateur en bête. L’auteur critique à travers elle les « petites femmes hystériques » modernes, toujours déçues dans leur bonheur chrétien ; il revendique le retour au paganisme, à « cet amour des temps héroïques », quand « les dieux et les déesses s’aimaient ». Dans ce monde, la cruauté est un élément naturel de la volupté et de l’amour pur.
La vraie source du « masochisme » ne serait-il donc pas une sorte d’idolâtrie antique, basée sur le culte de la grande Nature, où la femme occupait un place à part entière et était vénérée comme l'incarnation d'une déesse ? Severin couché comme un esclave, aux pieds de sa maîtresse n’est-il pas aussi l’image du Chevalier à genoux auprès de sa Gente Dame qui pour en arriver là à du subir mille épreuves et souffrances ?
Il n’en reste pas moins que « La Vénus à la fourrure » est la première oeuvre marquante qui s'attache à décrire l’amour extrême d’un homme pour une femme, dans un esclavage consenti, où la douleur et la soumission augmentent l’excitation et la plaisir. « L’attraction du cœur » s’y mue « en sujétion physique lente et complète », jusqu’à « la démence », « l’abîme sans fond » et la dépossession de soi. C’est en somme une véritable déclaration à la femme aimée. Si dans cet amour, les choix pour la femme sont minces (être le tyran ou l’esclave), il n’est reste pas moins que l’auteur laisse une issue à la femme qui ne pourra devenir la compagne de l’homme « que lorsqu'elle sera son égale en droits, son égale aussi par son éducation et par son travail ».
Cette réédition de l’œuvre est bien salutaire. Souhaitons qu’on la lise, débarrassée de son arsenal psychanalytique et qu’elle rejoigne les bibliothèque des amants, qui ne sont pas forcément des fervents du sado-masochisme moderne.
La Vénus à la fourrure, de SACHER-MASOCH
Editions Le Cercle, collection Le Cercle Poche, Mars 2008
Par Katrin Alexandre - Cet article est paru en kiosque dans le Magazine des Livres de Mai 2008