
Comme ce livre faisait partie du Top-Cent de Goran et que mon ami Denis Hamel m’en avait également fait un éloge enthousiaste, je l’ai suggéré à notre cercle de lecture. Nous l’avons lu en juillet dernier.
Une lecture tout à fait réjouissante, intelligente, captivante, et un peu subversive… puisqu’elle érige la paresse, la misère et la mendicité au rang de vertus admirables – les bases, peut-être, d’une société heureuse ?
Note pratique sur le livre
Editeur : Joëlle Losfeld (à l’origine : Julliard)
Année de publication initiale : 1955
Nombre de pages : 230
Présentation de l’éditeur
Dans les rues du Caire, Gohar, ex-philosophe devenu mendiant, sillonne avec nonchalance les ruelles de la ville et croise des figures pittoresques et exemplaires. Dans ce petit peuple où un manchot, cul-de-jatte, subit les crises de jalousie de sa compagne, on rencontre aussi Yéghen, vendeur de hachisch, laid et heureux, et Set Amina, la mère maquerelle. Il y a aussi Nour El Dine, un policier homosexuel, autoritaire mais très vite saisi par le doute à mesure que progresse son enquête. Un meurtre a eu lieu, celui d’une jeune prostituée…
(Source : Quatrième de Couverture)
Mon avis
Ce livre se présente à première vue comme un roman policier mais il n’en a que l’apparence sommaire. Déjà, le lecteur sait dès le moment du meurtre qui est l’assassin et, en plus, il voit le crime se produire du point de vue de cet assassin. Celui-ci est d’ailleurs présenté comme un personnage sympathique, même après le meurtre, et encore plus que sympathique : Un maître en philosophie, un homme supérieur dont il faut suivre l’enseignement et l’exemple. À plusieurs reprises, Cossery insiste sur l’idée que ce meurtre n’a finalement pas d’importance (comparé à toutes les choses plus graves qui se produisent dans le monde, comme la menace de la bombe atomique) et le meurtrier lui-même ne ressent aucune culpabilité, se fiche d’avoir commis cet acte, tout comme il se fiche d’être découvert comme assassin, car il est un sage qui a atteint le détachement des choses de ce monde – n’était sa grande passion pour la drogue, qui est la cause principale de son acte. C’est donc une sorte d’anti-roman policier, dans lequel les codes habituels du genre sont inversés, détournés, et même tournés en ridicule. Même le policier chargé de résoudre l’enquête ne cesse d’avoir des doutes sur le bien-fondé de ses recherches et on peut remarquer que le policier a beaucoup plus de problèmes de conscience, qu’il est beaucoup plus tracassé par les scrupules, que le meurtrier qui est parfaitement paisible et serein ! Roman tout à fait amoral, il traite malgré tout les puissants de ce monde de « salauds », ce qui dénote tout de même une certaine notion du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Cossery semble professer une philosophie : la recherche de la joie, du rire, de la paix, au-delà d’autres considérations.
Cossery semble également défendre une vision orientale de la vie, dans le sens où il tourne souvent en dérision les valeurs occidentales (la conception de l’amour et des femmes, en particulier). Ses personnages prennent bien garde à ne pas rentrer dans la partie européenne de la ville du Caire, par détestation pour son ambiance fortunée, bien ordonnée, affairée et stressante.
En tout cas, que l’on soit d’accord ou pas avec ses différentes idées, c’est un roman extrêmement beau, remarquablement écrit, sans aucun temps mort, avec des tournures d’une drôlerie extraordinaire, des inventions étonnantes, et des personnages truculents, pleins de vie, de perspicacité et de rouerie.
Toutes les personnes de notre cercle de lecture, sans exception, ont aimé ce roman, ce qui n’est pas si fréquent.
A conseiller, sans hésitation !
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Un extrait page 97
(Début du chapitre 6)
Il était onze heures du matin. Assis derrière son bureau au ministère des Travaux publics, El Kordi s’ennuyait tout en regardant voleter les mouches. La grande pièce éclairée par de hautes fenêtres, et contenant plusieurs bureaux derrière lesquels besognaient d’autres fonctionnaires, lui était aussi odieuse qu’une prison. C’était même une prison d’un genre sordide, où l’on était éternellement en contact avec des prisonniers de droit commun. El Kordi aurait accepté d’être en prison, mais dans une cellule pour lui tout seul, et au titre de condamné politique. Sa rancœur contre une telle promiscuité procédait de nobles instincts aristocratiques dont il n’était nullement conscient. Il était ulcéré par ce manque d’intimité qui devenait intolérable à la longue. Comment réfléchir à l’aise et à des problèmes d’une portée universelle devant ces figures figées et poussiéreuses, vouées à un esclavage sans fin ? Pour protester contre cette injustice du sort, El Kordi s’abstenait pratiquement de tout travail, voulant ainsi marquer sa réprobation et son indépendance spirituelle. Mais comme personne ne s’apercevait de sa protestation, il s’ennuyait.
Ce n’était pas chez lui uniquement de la paresse ; la vanité de se livrer à un travail relevant de la compétence d’un enfant était pour beaucoup dans sa décision.
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