Ainsi, le groupe
Collective Actions déploie en 1977 une bannière de 10 mètres de long dans un paysage enneigé, bannière similaire à celle des slogans du PC en grandes lettres rouges. Est-ce de la contestation ? Est-ce un slogan anti-communiste ? Il est écrit “Je ne me plains de rien et j’aime bien cet endroit, bien que je n’y sois jamais venu auparavant et que je n’en sache rien”. C’est par ces contestations minimales, ces performances absurdes, ces détournements dérisoires (qui me rappellent
Jiri Kovanda) que s’affirme cet art conceptuel (
The Slogan, 26 janvier 1977).
De la même veine sont les petits textes modestes de
Yuri Albert: face à l’art officiel, face au réalisme socialiste, face à l’affirmation du rôle de l’artiste socialiste dans la transformation du monde, Albert affiche ses doutes, ses inquiétudes, ses incertitudes. Ce panneau de contre-plaqué bricolé, mal écrit dit “Quant à votre opinion de cette pièce, je suis tout à fait d’accord avec vous” (1987).
Dans la même salle, Albert se photographie s’exprimant en langage des signes : ici “Que voulait dire l’artiste ?” (1987). Au delà de la réflexion éternelle sur l’art, se poser la question est aussi, alors, une forme de contestation insidieuse, et la manière dont il le fait s’inscrit dans ce courant conceptuel littéraire.
La norme et les codes sont aussi la matière dont se nourrit
Leonid Sokov qui en 1977, élabore cet
Outil pour déterminer la nationalité: huit formes de nez y sont sculptées en creux (chacune avec sa couleur) et les instructions d’utilisation figurent sur une petite notice. A gauche : juif, géorgien, ouzbek, moldave; à droite : russe, arménien, lituanien, tounguz. Placez votre nez dans la cavité appropriée et vous serez identifié, catalogué, classifié, nationalisé. Ce n’est pas tant le racisme qui est en cause ici que la volonté de tout classifier, de tout mettre en fiches, d’assigner aussi un territoire à chaque peuple. J’ai trouvé cette pièce à la fois hilarante et terrifiante (
cliquez pour mieux voir).
Pour de dignes héritiers de la révolution française, cette installation d’
Andrei Filippov, ne laisse pas indifférent : simplement dénommée
Still water (eau tranquille, eau morte; 1988), le texte de la bannière noire (’une tête c’est bien, deux têtes c’est mieux’) annonce la double guillotine du fond de la pièce. De l’efficacité révolutionnaire (je me souviens d’un Conventionnel qui, pour être plus efficace pendant la Terreur, mit la guillotine sur un char à boeufs et alla de village en village couper des têtes).
Enfin, bien dans l’esprit mélancolique et acide de cette exposition, voici une série de six panneaux de
Victor Pivovarov,
Projets pour un homme solitaire (1975), où se décline le spleen neurasthénique (et bien peu socialiste radieux) de l’homme moderne : tout un chacun peut devenir solitaire, solitaire existentiel, cosmique, métaphysique ou absolu et ces panneaux constituent un mode d’emploi, un manuel du parfait solitaire.
Moins occidentalisé et commercial que Sots Art (mais nénamoins avec beaucoup de recoupements et de parentés), plus conceptuel, plus axé sur la dérision et le jeu de mots (dans tous les sens du terme), cette exposition présente une facette peu connue de l’art russe souterrain de cette époque, récente et déjà si lointaine.
Photos de l’auteur.